Cris

Après les découvertes enthousiastes de La Mort du roi Tsongor et de Salina : Les trois exils, j’en suis rendu au stade où je suis suffisamment curieux et convaincu du travail de Laurent Gaudé pour ignorer les informations à propos de son travail : je veux juste le lire, lui. Alors bon, la couverture de l’ouvrage qui nous concerne aujourd’hui ne m’a pas laissé beaucoup de doutes sur le genre convoqué pour ce court roman, mais l’essentiel à mes yeux demeurait ; j’en savais aussi peu que possible, et il n’était question que de savoir si le style singulier de cet auteur allait une fois encore me convaincre et me séduire.

Ne tournons pas inutilement autour du pot : oui. Décidemment, Laurent Gaudé a un truc dans sa façon de raconter ses histoires qui sait me parler. Et à ce propos, il me parait inutile de m’étendre sur les raisons assez évidentes qui font que Cris fonctionne ou non aux yeux de son lectorat dans toute sa diversité ; un récit centré sur la guerre, ses horreurs, ses absurdités comme ses rares instants de grâce, au travers des multiples regards de ses victimes, ça touchera autant de personnes que ça n’en touchera pas. Question de sensibilité avant tout, je pense, bien au delà des qualités littéraires « objectives » du texte ; la bascule d’un côté ou de l’autre de l’appréciation finale de l’exécution du texte dépendra de l’appréciation personnelle, subjective, donc, des choix stylistiques opérés par Laurent Gaudé.

Et c’est là, je crois, que se porte le cœur de mon appréciation personnelle. Plus je lis, plus j’affute mes goûts et mes capacités à les verbaliser aussi précisément que possible, et plus je me rends compte des apparentes contradictions avec lesquelles je dois me dépatouiller pour rendre aussi exactement compte que possible de mes avis. À plus d’une occasion, j’ai pu expliquer avec force et conviction, à quel point je pouvais trouver la notion même de style surannée, creuse, voire snob ; un faux-fuyant trop aisé à utiliser à la fois pour ériger n’importe quel ouvrage en chef d’œuvre immanquable ou en daube à éviter à tout prix : un écran de fumée convenable derrière lequel cacher une certaine absence d’arguments concrets pour justifier l’attachement comme le rejet d’un texte. Et je pourrai sans doute le redire à l’avenir, quoique avec sans doute avec une volonté moins généralisante, on ne se refait pas.

Mais ce que Laurent Gaudé, comme d’autres auteurices avant lui, quoique avec peut-être moins d’acuité au regard des circonstances, a su encore une fois me prouver que le style, quand aussi bien manié, et avec une telle précision utilitariste, était tout sauf un faux semblant. Je reste toujours aussi impressionné par la capacité de cet auteur à oser casser les conventions narratives aux bons moments et avec le parfait dosage pour rendre compte de quelque chose allant bien au delà du texte lui-même. Paradoxalement, et fort logiquement tout à la fois, il parvient rendre compte d’une réalité cohérente en racontant les choses d’une façon parfois décousue, mais en inscrivant ces dérives syntaxiques et narratives au sein d’un ensemble qui fait sens, souvent sur-verbalisées par une formule ou un figure de style, clarifiant et sublimant le tout. Tout ça en jouant avec les aspects fantastiques de son récit avec une grande élégance et en construisant son récit entier de façon originale, parvenant à exprimer des choses toutes simples ou un peu plus complexes sans jamais en faire trop, y compris dans des dimensions symboliques pas évidentes à manier sans verser dans l’outrance.

Bref, vous l’aurez compris, c’est encore une fois une pleine réussite à mes yeux, Laurent Gaudé m’ayant semblé viser encore une fois une synthèse littéraire et philosophique plutôt qu’un récit large et centré sur une étude complète de ses personnages dans un contexte fouillé. Une preuve supplémentaire que je ne connais pas encore complètement mes goûts, puisque avec un tel résumé, j’aurais pu croire que ce court roman n’était absolument pas pour moi. Or, je l’ai lu avec énormément de plaisir, trouvant mon plaisir autant dans la découverte d’une expérience stylistique parfois exigeante mais terriblement efficace et évocatrice ; et surtout jamais prétentieuse, indigeste ou ampoulée, ce qui est sans doute le plus important à mes yeux.

Si je suis de plus en plus fan de Laurent Gaudé, c’est bien parce que sous tous ses choix littéraires, je ressens son travail, son envie et son exigence absolue de mettre tous les bons mots aux bons endroits pour leur faire exprimer le maximum de leur potentiel au sein du contexte qu’il dépeint. Et peu importe, d’ailleurs, que ce dernier soit pleinement de l’imaginaire ou non.

3/3 pour le moment, on tient clairement un truc. Rendez-vous pour le prochain opus.