Glose
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l’avis des lecteurs
J'aurais pu me contenter, pour vous donner une idée du contenu de cet inclassable ouvrage, de retranscrire ici la définition du mot "glose" proposée par le dictionnaire Larousse : "Explication de quelques mots obscurs d'une langue par d'autres mots plus intelligibles. Commentaire servant à l'intelligence d'un texte. Annotation très concise que contiennent certains manuscrits entre les lignes ou en marge et visant à expliquer au lecteur un mot ou un passage jugé obscur"... mais la crainte de vous effrayer, et de vous dissuader à jamais d'ouvrir ce roman indiscutablement original, m'incite à développer un peu...
"Glose" prend appui sur la conversation qu'entretiennent deux hommes, le temps d'un trajet à pieds dans les rues d'une ville d'Argentine, au début des années soixante, bien que cette dernière donnée n'ait guère d'importance.
"C'est, si l'on veut, le mois d'octobre, octobre ou novembre, de mille neuf cent soixante ou mille neuf cent soixante et un, octobre peut-être, le quatorze ou le seize, ou le vingt-deux, ou le vingt-trois peut-être, mettons le vingt-trois octobre mille neuf cent soixante et un - qu'est-ce que ça peut faire."
Leto descend du bus dans lequel il se rend au bureau avec quelques arrêts d'avance et décide de marcher. Il rencontre quelques instants plus tard le Mathématicien, qui revient d'un voyage de trois mois en Europe, et souhaite savoir ce qui s'est passé en son absence. Son intérêt se focalise notamment sur un événement que lui a rapporté Bouton, une de ses connaissances, quelques jours auparavant : l'anniversaire de Washington, un ami commun. Ce dernier a fêté ses soixante-cinq ans lors d'une soirée à laquelle n'a pas été convié Leto, et au cours de laquelle s'est engagé un débat sur la probabilité, compte tenu de son instinct, qu'un cheval trébuche.
Les deux hommes tomberont, au cours de leur progression, sur un troisième quidam qui aura, comme Bouton, assisté à cette fameuse soirée, et, les accompagnant sur quelques mètres, en alimentera le récit de sa propre version. Une version qui, jugée trop subjective, sera ensuite remise en cause par Leto et le Mathématicien.
L'épisode de l'anniversaire de Washington nous parvient donc porté par divers intermédiaires qui l'enrichissent de leurs perceptions. "Glose" est ainsi (entre autres) le récit des souvenirs d'un moment que n'ont pas vécu les deux protagonistes, et qui pourtant se dote peu à peu d'une dimension étonnamment palpable. Car si cette méthode narrative démontre la relativité des faits, elle met à l'inverse en évidence la réalité complexe et prégnante des émotions, des pensées qu'ils provoquent. En effet, bien plus que de ces faits, le roman de Juan José Saer se nourrit des associations d'idées, des digressions intérieures naissant de l'échange entre Leto et le Mathématicien. Ainsi, l'esprit de Leto divague régulièrement, au cours de la conversation, vers des souvenirs de son histoire familiale (le suicide de son père, l'omniprésence dans sa vie d'enfant de Lopez, l'ami fidèle secrètement amoureux de sa mère...).
L'auteur lui-même fait fréquemment entendre sa voix, se moquant des expressions rebattues qu'il utilise, exprimant son opinion quant à la futilité de ce qu'il nous raconte, répétant tels des leitmotiv certains détails a priori insignifiants, comme si tout cela n'était pas vraiment sérieux. Il nous invite parfois même à des incursions dans le futur, évoquant furtivement l'avenir de ses héros, laissant alors transparaître, en filigrane, la violence qui entachera l'histoire de l'Argentine.
Le lecteur a ainsi l'impression que le roman se construit sous ses yeux, au cours du trajet de deux-mille cent mètres que parcourent Leto et le Mathématicien, suivant à la fois le détail de leur progression dans la rue -les jeux d'ombres et de lumière, les vitrines des magasins, le flux automobile, la géométrie des rues du quartier...- et le cheminement de leur conversation comme de leurs pensées.
En exprimant les résonances de cette conversation sur ses personnages, la manière dont ils réagissent de manière apparemment imperceptible au comportement et aux paroles de l'autre, il démontre l'unicité des individus, l'impénétrabilité de leurs pensées et de leurs émotions, la décorrélation entre ce qu'ils laissent paraître et ce qu'ils ressentent.
Au fil de ses longues phrases à tiroirs, nous plongeant dans une sorte d'éternel présent dans lequel se dilatent réflexions et impressions, "Glose" nous imprègne de la fragilité, fluctuante, du réel. On pourrait craindre que l'exercice de style supplante le fond du récit, mais les deux sont ici inextricablement liés, et Juan José Saer maîtrise parfaitement cette osmose : c'est presque à notre insu que, de ce qui pourrait passer d'emblée pour de vaines tergiversations, émergent la densité et la complexité des destinées et des consciences individuelles.
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