Le champ

C’est depuis son cimetière que nous pénétrons dans la bourgade autrichienne de Paulstadt, puisque ce sont ses morts, s’exprimant à tour de rôle, qui nous y servent de guides. Ils ont connu des fins rapides ou de lents délitements, sont décédés de causes naturelles ou accidentelles. Ils sont morts jeunes ou vieux, étaient des hommes ou des femmes, des notables ou de pauvres hères, épicier, facteur, paysan, professeur, maire, résidente d’une maison de retraite, enfant auquel sa noyade n’a pas laissé le temps de devenir adulte…

"Chaque instant porte en lui le temps dans sa globalité."

Leurs récits sont ceux d’un bref instant ou de toute une vie, épisodes a priori anodins ou tranches de destin, souvenirs d’enfance ou de l’âge mûr… ; il en émane une sorte d’infinité temporelle qui les ravale au même plan. Ils évoquent des drames ou des bonheurs, mais aussi ces moments banals qui parfois révèlent mieux qu’un grand événement l’essence d’une existence. On y croise des êtres solitaires ou solaires, des discrets et des hâbleurs… ; certains sont hantés de traumatismes jusque dans la mort. Pour beaucoup, il n’y a pas de Dieu. Et sans doute, depuis cette infinité, parlent-il mieux de la vie que les vivants. Ils s’expriment à l’attention d’amis, d’amants ou de connaissances, à celle de leurs concitoyens ou encore du lecteur, sur des tonalités mélancoliques ou anecdotiques, sur le ton de la confidence ou de manière tonitruante.  

Quelques-uns ont été proches mais la plupart du temps, le lien entre ces multiples narrateurs est ténu, leur point commun tenant à cette petite ville de Paulstadt où ils ont tous vécu. Leurs histoires, souvent très brèves, dessinent un grand tableau où chacun prend peu à peu sa place, reconstituant la vie de la communauté, ses commerces, ses lieux de rassemblement, les tragédies qui l’ont marquée (l’incendie de son église par un prêtre fou, et l’effondrement du toit de son parc de loisirs, fatal à trois de ses citoyens), les magouilles de son maire, et dévoilant, sous l’apparente tranquillité du décor, les remous ou les bourrasques secouant les destinées individuelles.

Robert Seethaler varie avec subtilité les tonalités et les styles, trouve ainsi pour chacun de ses narrateurs la voix qui le singularise. Chaque texte est marquant, riche d’une sensorialité qui éveille chez le lecteur images et sensations, et certains sont de véritables pépites que l’on a aussitôt envie de relire.

"On meurt déjà un peu la première fois qu’on pense à la mort."