Tant de neige et si peu de pain
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Marina, danseuse de l’Âme
Béatrice Wilmos revient sur les années noires vécues par Marina Tsvetaïeva à Moscou. Confrontée à la Révolution russe et à la famine, seule avec ses deux filles, la poétesse va tenter de sauver sa famille et essayer de trouver un salut par l’écriture. Un roman déchirant.
Marina Tsvetaïeva, née le 8 octobre 1892 à Moscou, va vivre les plus grands bouleversements qu’a connu la Russie à l’aube du XXe siècle. Fille de la grande bourgeoisie, elle suit des études à Lausanne, puis à la Sorbonne, après avoir appris l’italien, le français et l’allemand. Le roman s’ouvre en 1906, au moment où elle vient d’enterrer sa mère. Un deuil qui est aussi un funeste présage, même si les années qui suivent sont sans doute ses plus heureuses. En Crimée, où elle séjourne, elle rencontre Sergueï Efron, son Serioja. Ils se marient en 1912. La même année, elle met au monde sa fille Alia. «Elle composait alors ses poèmes avec une facilité exaltée, les relisait comme s’ils n’étaient pas d’elle, s’en étonnait, les reprenait en traquant le mot le plus juste, s’en remettait à Dieu, non qu’elle implorât auprès de lui la rime qui lui manquait mais bien plutôt la force de la chercher. Elle savait ce qui relevait de son talent et de ses efforts, elle ne demandait que le courage de s’y plier sans faillir. Jamais elle ne doutait de son don poétique et de sa gloire future – Je ne connais pas de femmes plus douées que moi en poésie. Un «second Pouchkine» ou bien «le premier poète-femme», voilà ce que je verrai peut-être de mon vivant!» écrivait-elle alors, bien déterminée à réussir dans son entreprise littéraire.
Mais la Révolution qui couve va en décider autrement. Irina, sa seconde fille, naît en 1917 sans que son père ne puisse assister à l’heureux événement. Serioja s’est engagé en 1914 et a choisi, au début des troubles, de rejoindre l’armée blanche. Il ne donnera plus de nouvelles pendant des années.
Ces années moscovites, qui forment le cœur de ce roman, sont dramatiques, marquées par une terrible famine. «En cette fin d’hiver 1917, au marché noir, dans les queues devant les magasins vides, dans les journaux, on ne parle que des grèves dans les usines et des manifestations, des combats de rue, des crimes crapuleux, de la mutinerie des soldats et des exécutions sommaires des officiers, des incendies dans les campagnes, des anciens maîtres battus à mort, des enlèvements en pleine rue, des fosses communes. Pour elle, un quotidien harassant, la peur des mouchards, l’angoisse à cause de Serioja, les courses dans la ville à la recherche de lait, de pommes de terre et de pain. L’espoir de trouver un morceau de viande, pas le plus beau, ni le plus tendre. Elle n’est pas exigeante. Elle se contenterait d’un de ces morceaux qu’il faudra faire bouillir des heures pour l’attendrir et donner du goût au bouillon.»
En 1919, Marina ne sait plus comment elle va pouvoir nourrir ses filles, et décide de confier Irina à un orphelinat. Elle y mourra, laissant sa mère inconsolable: «Il aurait suffi de si peu pour la sauver. Une tartine. Une pomme. Un petit morceau de viande, une tasse de lait, un bol de gruau, quelques légumes bouillis. Une poignée de sucre candi. Une crêpe de son comme elles en avaient mangé – mais pas Irina – il y a si longtemps chez Balmont.
– Oh ! Irina ! Si tu étais encore en vie, je te nourrirais du matin au soir. Irina! S’il y a une chose que tu sais: c’est que je ne t’ai pas envoyée à l’orphelinat pour me débarrasser de toi, mais parce qu’on m’avait promis qu’il y aurait du riz et du chocolat.»
Béatrice Wilmos, qui s’est solidement documentée, raconte avec force détails ces journées harassantes, ce drame à la fois collectif et individuel, cette «fatigue de vivre parfois si violemment éprouvée. La solitude comme un joug sur les épaules et le cou.» Alors, reviennent ces vers de Pouchkine que Marina connaît par cœur et qui sont en exergue du livre :
« Le repos de la nuit avive la morsure
des remords, intimes serpents ;
ma rêverie s’affole ; mon cœur, tenaillé par le spleen, déborde de noirs sentiments;
le souvenir, sans un mot, à mes yeux déroule sans fin son volume et, relisant ma vie avec horreur,
je la maudis en frémissant… »
Si aujourd’hui on peut se brûler à la lecture de son œuvre, cela tient du miracle. Car les carnets de la poétesse ont disparu ou ont été disséminés. Il faudra toute la ténacité de sa fille pour parvenir à les retrouver et à tenter de les mettre en forme.
Car Marina avait depuis longtemps oublié ses rêves de gloire. «Elle était fourbue, d’âme et de corps, sans ressort ni force pour écrire, ou à peine quelques phrases brèves, jetées sur la page.» Sa dernière confession est déchirante – Personne ne sait quel désert est ma vie. À peine ai-je plongé dans la journée que je relève la tête et c’est la nuit. Je sais ce que je suis: une Danseuse de l’Âme.»
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