Les enfants sont calmes

Ayant été, par je ne sais quel miracle, inscrit sur la liste de diffusion des éditions J’ai Lu, je reçois leur catalogue tous les trimestres. Et puisque les SP, c’est bien, et qu’ils publient régulièrement des bouquins qui me font envie, j’ai pris l’habitude de leur en demander. Et de la même manière qu’en librairie quand j’y passe, j’ai beaucoup de mal à n’en prendre qu’un à la fois, même si rien ne m’enthousiasme particulièrement en dehors de mon premier choix ; je fais alors confiance à la chance, mon instinct ou les conseils avisés d’une tierce personne. Ici, c’est la troisième option qui a primé, avec ma copine, qui avait entendu parler du roman du jour, et qui n’était pas contre l’idée de le lire elle-même. Parfaite occasion de faire coup double, donc : j’aime toujours tenter des choses, et je voyais mal comment ça pouvait vraiment mal tourner. Enfin si, mais disons que j’étais suffisamment confiant pour prendre ce menu risque. C’est aussi à ça que servent les SP, après tout.

Tout ça pour dire que j’ai un peu lu ce roman par hasard, et que j’ai très bien fait. C’est pas compliqué, ce bouquin est un complet coup de cœur. Probablement une de mes lectures favorites de cette année. Et si vous me suivez, vous savez que je n’utilise pas ces expressions à la légère.

Le problème, maintenant, c’est que je dois expliquer pourquoi. C’est là que ça se complique.

Lillian mène une vie médiocre, et elle le sait. Son quotidien bascule lorsqu’au fil de sa correspondance avec Madison, une vieille amie avec qui elle a partagé un dortoir d’école pour filles huppée, cette dernière lui propose un travail, le temps d’un été. Il s’agira simplement d’être, la gouvernante de Roland et Bessie, les enfants de son mari Jasper, issus d’un mariage qui s’est mal terminé.

Détail gênant : Roland et Bessie ont une fâcheuse tendance à prendre feu.

Point de départ intrigant, pour le moins, vous en conviendrez, expliquant à lui seul ma curiosité initiale, du genre : « hm, pourquoi pas, faut voir comment c’est fait. » C’est précisément dans ce comment-c’est-fait que réside tout à la fois mon enthousiasme et mon embêtement – tout relatif. Le truc, c’est que j’ai kiffé ce roman à fond. Du début à la fin. Pas un moment de creux, pas le moindre temps mort, que du plaisir ; entre le tempérament désabusé mais pas cynique de l’héroïne, sa tendance à l’introspection et à l’empathie mal camouflées et le ton généralement léger mais pas bête de sa narration, Kevin Wilson tient je trouve un équilibre assez parfait pour un roman de divertissement éclairé.

Et c’est là que ça coince pour moi : quand je kiffe à ce point, je fais moins attention aux détails et aux intentions. Mes réflexes analytiques sautent comme des bouchons de champagne, et je me retrouve Gros-Jean comme devant – j’adore cette expression, elle n’a aucun foutu sens – au moment de la chronique. Parce qu’à part enfiler les perles de mon contentement béat, franchement, je n’ai pas beaucoup d’arguments un tant soit peu objectifs à vous proposer afin de justifier ledit contentement.

Alors certes, je pourrais essayer d’élaborer autour de la combustion infantile donnant tout son sel à l’intrigue du roman, mais sincèrement, je trouve que le choix narratif de l’auteur fait déjà bien le boulot d’une manière assez évidente. Le fait est que je m’attendais à une allégorie plus ou moins élaborée mais claire, faisant de cette particularité des enfants un vecteur métaphorique, et je suis assez désarmé face au constat que Kevin Wilson a opéré un tout autre choix. Assez brillant, au demeurant. Spoiler mineur, mais non, je crois qu’il n’y a pas de propos général à décrypter à partir de la condition de Roland et Bessie, adorables sales gosses méritant aussi une mention d’écriture juste pour iels, leur condition n’est qu’un point de départ conceptuel pour le reste du roman, traité de manière extrêmement matérialiste. Et c’est peut-être pour ça que j’ai adoré ce roman, au fond : il se contente assez frontalement de traiter des rapports humains émergeant autour d’une situation extraordinaire pour en extraire la substantifique moëlle. Et paradoxalement, en neutralisant la capacité métaphorique et symbolique de son joker fantastique, le rendant presque science-fictif par son exploitation pragmatique, il la démultiplie. On peut voir dans le « souci » des jumeaux n’importe quelle particularité avec lesquels des parents pourraient avoir du mal à composer ; en allant à ce point dans le spécifique, Kevin Wilson touche à l’universel.

Et c’est là le secret, je pense. Ce qui explique tout à la fois mon enthousiasme et mon impuissance à vraiment décortiquer les mécanismes du succès de ce roman pour moi ; il a quelque chose de joyeusement naïf, d’honnête. L’auteur développe chapitre après chapitre quelque chose d’extrêmement frais et naturel, sans gros artifices littéraires. Il nous raconte une histoire à la fois simple et complexe par le truchement d’un personnage basique mais riche ; une femme médiocre à qui la vie n’a pas fait de cadeau mais qui cherche à s’améliorer en dépit de tous ses freins matériels et psychologiques. Et elle nous raconte son histoire avec une forme de candeur lucide qui me l’a rendu extraordinairement sympathique. Aussi bateau et couillon que ça puisse paraître, si j’ai bien compris que ce bouquin parlait avant tout de parentalité et de rapport à son propre héritage, j’ai le sentiment qu’il parlait de tout un tas de choses annexes et connexes avec ces sujets, tout en ne le faisant pas vraiment, en tout cas pas explicitement ; plutôt de façon immanente. C’est difficile à expliquer, mais il y a tellement de scènes touchantes et profondément humaines dans ce roman qui m’ont réellement marqué que je ne saurais en faire le compte. C’est ce genre de livre qui fait tellement bien son boulot pour se mettre à mon niveau que j’en sors juste ravi, sans vouloir vraiment même l’expliciter. J’ai juste envie de mettre ce bouquin entre toutes les mains en espérant que la magie opère de la même manière pour d’autres que moi ; qu’on puisse ensuite échanger un sourire et un soupir entendus sans avoir besoin d’en rajouter. Ça me rappelle un peu Becky Chambers, d’une certaine manière. Tout doux, mais pas malhonnête dans sa douceur pour autant. Et singulier, surtout. Il y a une réelle unicité dans l’expression et le ton. C’est ptet’ ça le truc. L’impression d’avoir lu quelque chose pour la première fois.

C’était super. Je ne sais pas trop quoi dire de plus. Sobre et efficace sans être plat ou convenu. Presque ordinaire, mais avec tellement d’âme et de tendresse bienveillante qui déborde de partout que ça en devient littéralement extraordinaire. J’aurais tendance à appeler ça un petit miracle, à mon échelle. Quel plaisir.