La Petite Femelle
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Le fait divers, associé au sensationnalisme, au voyeurisme, à l'indiscrétion, a longtemps eu à mes yeux une connotation négative, sordide. Je réalise à présent que l'image que j'en avais était davantage fondée sur la manière dont les médias l'exploitent que sur le fait divers lui-même, tranche de vie dont la dimension inhabituelle suscite naturellement la curiosité, mais pas seulement... La littérature, en s'emparant régulièrement du fait divers (parmi mes lectures de ces dernières années, je pense notamment aux affaires Génovèse, évoquée ICI et LA, Manson, ou encore Perrais), démontre souvent qu'il est par ailleurs révélateur du contexte culturel, social, historique d'une époque et d'un lieu.
Philippe Jaenada, après s'être penché sur la personnalité du célèbre braqueur Bruno Sulak, s'intéresse ainsi à l'affaire Dubuisson, qui défraya la chronique au début des années 50. Pauline Dubuisson, étudiante, a tué son ex petit ami en lui tirant dessus à trois reprises. Lors de son procès, elle sera présentée comme un monstre, une femme sans cœur ayant fraternisé avec l'ennemi pendant la guerre, une femme vénale aussi, dépitée d'avoir laissé passer sa chance d'épouser un gentil garçon de bonne famille et promis à un brillant avenir...
En reprenant chaque détail de l'enquête, en décortiquant les rapports, les témoignages, les dépositions, les plaidoiries, les articles de presse, dont il analyse chaque élément sous un nouvel éclairage, Philippe Jaenada lui rend l'humanité qui lui a été volée, déchire l'image du monstre pour faire apparaître celle d'une jeune femme à la personnalité complexe, qui abritait sous sa carapace des fêlures menaçant à chaque instant de l'engloutir.
Il revient sur son enfance et sa jeunesse, son éducation par un père qui pense reconnaître chez sa fille le fort tempérament et les capacités dont il se prévaut lui-même. Il place en elle l'espoir de l'élever à un niveau d'éducation et d'intelligence hors du commun. Il engage une préceptrice à domicile jusqu'à son entrée au collège, et lui enseigne des valeurs morales et philosophiques inspirées de Nietzsche : la vie étant un combat, il convient pour le gagner de maîtriser ses émotions en toutes circonstances, de viser l'excellence, et, en cas d'échec, de savoir tirer sa révérence...
La mère, éternelle dépressive, est inexistante. Pauline a également deux frères aînés, trop "médiocres" pour capter l'attention paternelle, et dont son préféré, parce qu'il est "le seul être léger de la famille", meurt, jeune, dans un accident. Alors âgée de neuf ans, elle est dévastée par cette disparition...
Pendant l'occupation, les Dubuisson restent à Malo, près de Dunkerque, plongée dès le début de la guerre dans une atmosphère apocalyptique (car bombardée par l'ennemi lors de la célèbre évacuation des forces britanniques qui y ont battu en retraite, prises en étau par l'armée allemande) et qui sera l'une des dernières villes françaises à être libérée, ayant été transformée en place forte par une garnison allemande. Le père de Pauline entretient un commerce florissant avec l'occupant, chargeant sa fille alors adolescente et déjà très attirante de missions régulières auprès de ses nouveaux clients. Elle finit par avoir une aventure avec d'eux d'entre eux ; elle ne le sait pas encore, mais ces épisodes contribueront à sa chute...
Car lors de son procès, c'est un véritable acharnement que subira Pauline, chaque élément de son passé sera réinterprété de manière à démontrer son caractère perverti, au besoin certains témoignages seront remaniés, l'accusation se fendant même de quelques mensonges que l'avocat de la défense, davantage préoccupé de la rédemption de sa cliente que de lui rendre justice, ne prendra guère la peine de démentir... aucune circonstance atténuante ne lui sera accordée -la possibilité même n'en sera pas abordée-, les déclarations contredisant sa nature soi-disant intéressée, froide et malveillante seront occultées.
Philippe Jaenada, à l'inverse, s'attache au contexte dans lequel a grandi Pauline, et va même plus loin, en adhérant à la version de la jeune femme, qui évoque, pour expliquer la mort de son ex fiancé, un accident. Il nous livre ainsi un portrait de femme rendu bouleversant par la tendresse et le respect avec lesquels il investit l'histoire de sa vie, insistant sur l'injustice avec laquelle elle a été d'emblée condamnée par une société au sein de laquelle elle n'avait pas sa place... Car Pauline se voulait avant tout une femme libre et indépendante, s'investissant dans des études de médecine à une époque où l'ultime réussite de la femme consiste à faire un beau mariage puis à s'occuper de ses enfants.
Là où ses juges -qui attendent d'une femme des pleurs et des supplications (d'où vient donc cette bougresse qui ose garder la tête haute ?)- ont vu mépris et froideur, il voit la dignité et la fierté que lui a inculqué l'éducation paternelle. Il sonde, sous sa discrétion et son apparente indifférence, sa détresse et sa solitude. Il lui rend son intégrité, le droit d'avoir été amoureuse, sincère, altruiste.
Et tout cela en faisant montre d'un véritable talent de conteur, capable de rendre passionnant le siège de Dunkerque, de mêler Histoire et anecdotes en une parfaite osmose, truffant son texte de digressions, de commentaires souvent drôles, assumant un parti pris communicatif pour cette petite femelle qu'il a su rendre inoubliable.
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