Déserter
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Le mathématicien et la politicienne
Mathias Enard nous revient avec un roman dans lequel s’entrecroisent deux destins pris dans la folie guerrière, un déserteur cherchant à fuir les combats et un survivant du camp de Buchenwald. Le Prix Goncourt 2015 y mêle aussi poésie et mathématiques, horreur et espoir.
Un homme marche dans la montagne. Il se bat contre le froid et la faim, contre son corps endolori et contre une suite d’événements qui l’ont poussé à fuir, à tenter de rejoindre la masure où sont rassemblés quelques souvenirs d’enfance.
Alors qu’il chemine, le romancier change de registre et choisit d’évoquer un colloque scientifique organisé en septembre 2001 sur un bateau naviguant sur la Havel et la Spree, du côté de Berlin. Les invités, parmi lesquels bon nombre de ses anciens élèves, sont venus rendre hommage au mathématicien Paul Heudeber en présence de Maja, sa veuve.
Vingt ans plus tard, la narratrice – leur fille Irina – se souvient : «J’ai passé ma vie d’adulte à écrire, à parler et à écrire, et aujourd’hui que je viens de fêter mes soixante-dix ans, pour la première fois c’est ma propre vie que je raconte. De quelle façon celle de Paul s’y reflète, celle de Maja.»
Comme on va le découvrir un peu plus tard, ce besoin impérieux de témoigner est lié à la Guerre froide et à la partition de l’Allemagne, qui a contraint Irina une grande partie de sa vie à voir Maja et Paul «se courir après d’un côté à l’autre du Rideau de Fer, d’un côté et de l’autre du mur de Berlin, d’un côté et de l’autre de l’Impérialisme». C’est elle qui se sent désormais investie de la mission de raconter cette liaison très particulière entre le «personnage public célèbre et célébré de l’Allemagne de l’Est, communiste fervent jusqu’à la déraison et elle, femme politique de l’Ouest, toujours soupçonnée d’intelligence avec l’ennemi.» Si Paul Heudeber ainsi que son livre «Les Conjectures de l’Ettersberg» sont nés de l’imagination de l’auteur, le contexte et certains personnages qu’il côtoie sont bien réels. J’y ai même retrouvé mon arrière-grand-oncle, Franz Dahlem, qui comme Paul a choisi de rester en RDA où il rêvait de construire un communisme à visage humain.
On suit en parallèle les réminiscences de la septuagénaire et le quotidien du soldat en fuite. Arrivé dans une cabane, qui lui permet de reprendre quelques forces, il va apercevoir une femme et son âne, s’imagine un danger potentiel, et décide de la tuer avant de changer d’avis et lui venir en aide. La cohabitation avec cet animal fourbu et cette femme meurtrie va paradoxalement l’aider dans sa quête, lui donner la chance de retrouver la part d’humanité qu’il s’imaginait perdue.
La clé du roman nous est fournie par l’Américain Linden Pawley, l’un des mathématiciens présents lors de ce colloque qui se déroule en 2001, au moment où les tours jumelles s’écroulent à New York. Dans une longue lettre-confession adressée à Irina, il détaille ses relations avec Maja et conclut : «J’ai parfois l’impression que tout cela est lié, obscurément, que nous sommes tous reliés les uns aux autres comme une suite de nombres, sans que nous ne comprenions très bien comment.»
Une grande partie, sinon toute l’œuvre de Mathias Enard tourne autour de ces liens invisibles, de ces concordances entre dans événements éloignés dans le temps, mais qui construisent une histoire tout autant personnelle qu’universelle. Le plus emblématique restant sans doute Boussole, son Prix Goncourt. Avec son style chatoyant aux images fortes, où la poésie et la sensualité se mêlent à la rigueur historique – et en l’occurrence aussi mathématique – il nous offre une sorte de bréviaire pour les temps difficiles, alors que la guerre tonne à nouveau en Europe.
TTT - Très Bien "Depuis vingt ans, les romans de Mathias Énard font dialoguer Orient et Occident, Nord et Sud, convoquant le passé et méditant sur l’amour, l’exil et la guerre. Dans le présent Déserter, deux fils narratifs se croisent. On suit d’abord, de nos jours, au bord de la Méditerranée, un soldat qui fuit les combats dans la montagne et tente de franchir une frontière. On s’attache aussi au mathématicien et poète allemand Paul Heudeber, résistant au nazisme arrêté à Liège en 1941, rescapé de Buchenwald et dont l’existence se poursuivit après-guerre derrière le rideau de fer, dans la RDA communiste – il fut alors séparé de son épouse qui poursuivit une carrière politique à l’Ouest. Ainsi l’intense Déserter est-il parcouru, une nouvelle fois, par les folles diagonales qui relient guerres, siècles, femmes et hommes, lumières intellectuelles et sombres brutalités."
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