Il faut qu'on parle de Kevin
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l’avis des lecteurs
Coup de coeur pour ce roman noir.
Eva écrit des lettres à son mari Franklin, elle analyse leur histoire, surtout celle de leur famille, dont la vie s’est arrêtée un certain jeudi où Kevin, presque seize ans a commis un massacre prémédité dans son lycée, au milieu des années 1980. Eva écrit des guides de voyages, son entreprise est prospère, son mari est photographe free lance. C’est elle qui fait tourner la maison, elle continue à voyager plusieurs mois par an après son mariage. A la fin de la trentaine, ils se demandent s’ils ne vont pas fonder une famille, comme la plupart de leurs amis. Après moult hésitations, ils se décident, Eva a trente-sept ans, elle se pose beaucoup de questions sur le sens de la vie et de ce choix. Elle est issue de la communauté arménienne et sent un impératif de transmettre la vie. La naissance est difficile et dès le début le bébé la rejette, refuse le sein ou même le biberon si c’est elle qu le lui donne. La relation avec Kevin est très compliquée alors que tout se passe bien avec le père.
Franklin et Eva ont des vues complètement opposées sur leur fils, il est un père heureux alors qu’elle est une mère malheureuse, tout le temps dans l’effort. Kevin est vraiment terrible, il hurle sans cesse, refuse de manger, épuise ses nounous. Eva finit par renoncer à son travail et se consacre à plein temps à son fils, mais ça se passe mal. Sept ans plus tard, elle a une petite fille qui la réconcilie avec la maternité, mais le père a de la peine avec car elle est très peureuse et pas très réveillée.
Certains ont vu en Eva une femme narcissique et égoïste, mais ce n’est pas mon avis. Il est clair que Kevin a un gros problème dès le départ, mais le père est aveugle et je me demande pourquoi le petit n’est pas suivi par un psy. Franklin voit son fils comme parfait, il excuse tout ce qu’il fait, il pense qu’Eva est intolérante avec lui et ne supporte rien, mais il est peu à la maison et se montre finalement complètement aveugle sur la réalité.
L’auteure brise des tabous en affirmant que l’amour maternel n’est pas inné et que Kevin n’est pas un adorable bébé incompris. Dès le début il se montre manipulateur et fait tout pour pousser sa mère à bout. Eva est toujours dans l’effort avec lui, rien n’est spontané, mais certains évènements montreront qu’il préfère le côté opposant de sa mère à l’aveuglement de son père. Il y a un rejet réciproque entre les deux. Cela peut choquer de nombreuses personnes, mais je suis sûre que l’instinct maternel n’a rien d’instinctif, qu’il s’agit surtout d’une construction culturelle. On nous serine dès le berceau que c’est le destin normal des femmes d’avoir des enfants et que tout se passe naturellement, mais l’homme est plus un animal culturel que biologique selon moi.
Kevin est dépeint depuis tout petit comme un garçon mauvais, dont la méchanceté grandit avec lui, notamment avec le prétendu « accident » arrivé à sa soeur et qui lui coûte un oeil. Le père rejette la faute sur Eva, elle cède par peur de perdre son mari, mais en son for intérieur, elle tient son fils pour coupable et ne croit guère à la thèse de l’accident. Cette vision brise un tabou encore plus grand qui veut que les enfants soient forcément innocents et purs. L’auteure est fille d’un pasteur presbytérien (c’est à dire réformé) et ce courant affirme que l’homme est mauvais par nature, dès sa naissance, même dès sa conception dit Luther. Ce roman illustre parfaitement cette thèse, même si elle n’a plus le vent en poupe de nos jours. Je pense qu’on peut y voir une influence protestante.
L’auteure soulève aussi la question de l’identité américaine, du rapport aux armes. Eva dissèque son rapport à son pays, elle qui parcourt le vaste monde et celui de Franklin, qui se dit typiquement américain. Le thème de l’amour, du pardon, du deuil et de la culpabilité sont traités avec brio. J’ai beaucoup aimé ce roman découvert en version audio. La prestation de Micky Sebastian est excellente, elle donne vie de manière convaincante à cette mère brisée.
Un après-midi d'avril, trois jours avant ses 16 ans, Kevin Katchadourian a abattu, dans l'enceinte du gymnase de son lycée, plusieurs de ses camarades, sa professeur de littérature, et un employé de la cafétéria scolaire. Kevin a grandi dans un milieu aisé, élevé par des parents cultivés, il n'a jamais manifesté de fascination morbide pour les jeux vidéos ou les films violents.
Par la voix d'Eva, sa mère, qui, après le drame, éprouve le besoin de se confier, nous découvrons cependant que Kevin n'était pas un enfant comme les autres... Elle livre ces confidences sous forme de lettres qu'elle écrit à l'attention du père de Kevin, dont elle est séparée depuis la tragédie. On ressent avec force son besoin de s'épancher sans interruption, de raconter le long cauchemar que fut sa cohabitation forcée avec ce fils qui semblait la haïr...
Elle revient ainsi non seulement sur sa relation avec Kevin, mais aussi sur son rapport à la maternité. Jeune entrepreneuse épanouie dans sa vie professionnelle, Eva avoue que lorsqu'elle est tombée enceinte, elle n'avait pas de véritable désir d'enfant. L'idée même d'être mère la plongeait dans la terreur. Lorsqu'elle tente d'analyser les motivations qui l'ont malgré tout menée vers la maternité, il est clair qu'à aucun moment ce ne sont ni son instinct, ni sa volonté profonde, qui se sont exprimés. Consciente de ses limites, en tant que future mère, parce qu'elle se savait froide, égoïste, elle a surtout considéré cette grossesse comme un défi, et comme une concession faite au désir de son mari de devenir père.
"J'étais coupable d'incompétence émotionnelle".
La grossesse a confirmé ses craintes : elle n'a rien éprouvé pour l'être qui grandissait en elle, ainsi qu'elle l'exprime sans détour, réfutant les sacro-saints enseignements que nous inculque la société quant à l'évidence et la spontanéité de l'amour maternel. La naissance de Kevin, à l'issue d'un accouchement long et difficile, n'a rien arrangé.
"A l'instant précis où il est né, j'ai associé Kevin à mes propres limites -qui n'étaient pas seulement celles de la souffrance, mais celles de la défaite".
Là non plus, pas de manifestation naturelle d'amour pour ce petit d'homme braillard qui refuse de téter son sein... Et ce ne sont que les débuts d'une relation qui semble inéluctablement vouée à l'échec. Kevin est décrit par sa mère, dès les premiers mois de sa vie, comme un enfant manipulateur, un ennemi dont le principal objectif est de la pousser à bout. Elle affirme la volonté délibérée de son fils de lui nuire, par ses cris de fureur. Car selon elle, ses pleurs ne sont pas la simple expression de la faim ou d'un quelconque inconfort, mais bien une expression de sa hargne envers elle.
Ce point de vue qu'adopte Eva sur la nature malfaisante de son fils m'a mise mal à l'aise. Je suis en effet sceptique sur la propension d'un nourrisson de quelques semaines à jouer sciemment de son pouvoir -lié à la nécessité de satisfaire ses besoins naturels- pour manipuler son entourage et monter son père contre sa mère...
Mais je trouve que ce choix de l'auteur de ne laisser qu'Eva s'exprimer est finalement judicieux, puisqu'il entretient chez le lecteur un trouble et un questionnement permanents quant à la subjectivité de la narratrice, et ce d'autant plus qu'elle apparaît par ailleurs comme une femme intelligente et lucide. Son objectif, en écrivant ces lettres, est visiblement de se positionner dans une démarche analytique plutôt qu'émotionnelle. Seulement, cette démarche étant accomplie a posteriori, une fois l'acte de Kevin perpétré, on peut s'interroger sur l'influence de cet acte sur son jugement.
Se souvenant d'épisodes de l'enfance de son fils, des affrontements qui les opposaient l'un à l'autre, elle dresse le portrait d'une sorte de monstre. Blasé, vicieux, cruel, mais d'une intelligence hors normes, rien ne semblait avoir de prise sur lui. Punition ou chantage affectif étaient inutiles, puisqu'il y opposait une indifférence atterrante. Dans ce contexte, les tentatives d'Eva pour approcher son fils, établir un échange avec lui, manquaient de sincérité, et se soldaient presque toujours par un échec...
Il émane de son témoignage une solitude intense, et la détresse de qui sent que sa vie lui échappe. Elle qui avait parcouru le monde en quête de "bons plans" pour les besoins de son entreprise de publication de guides de voyage, se retrouvait à supporter un garçon qui refusait d'être propre (il portera des couches jusqu'à l'âge de six ans, ce qu'Eva considère comme une preuve de sa perversité), saccageait tout ce qui lui tenait à cœur, et gâchait sa relation avec l'homme qu'elle aimait.
"J'aurais pu vivre sans enfant. Je ne pouvais pas vivre sans toi".
Car Eva a en revanche toujours aimé son mari profondément, en dépit de leurs divergences d'opinion, et de leurs conflits à propos de Kevin. Sa façon d'évoquer Franklin, et ses rapports avec son fils, laisse à penser qu'il faisait preuve d'un aveuglement consternant. Il se montrait particulièrement complaisant, se mettant dans la position de celui qui défend l'indéfendable, en réaction à l'attitude, selon lui injuste, d'Eva, dont il remettait la parole en doute, considérant qu'elle dramatisait...
Maintenant que Kevin a effectivement montré à la face du monde l'étendue de sa cruauté, il ne lui reste rien ni personne, hormis ce fils à qui elle continue de rendre visite en prison, et avec lequel le dialogue est toujours aussi difficile. Aucun remords ne le hante, il semble même fier de ce qu'il a accompli... Quant à Eva, elle survit, et subit les conséquences de "l'après", le regard des autres, qui ne la voient plus que comme la mère d'un monstre, et leur suspicion quant à sa part de responsabilité dans l'acte de son fils.
Ceci dit, elle n'est pas tendre, elle non plus, avec ses semblables, et ne l'a jamais été. Elle a souvent fustigé le sentiment qu'ils ont de leur importance, leur besoin de tout normaliser pour se sentir en sécurité, leur absence de doutes sur le bien-fondé de leurs actions... Souvent elle s'est révoltée contre les diktats de la normalité, dont la maternité était un des corollaires. Et son expérience avec Kevin a conforté une de ses convictions : considérer l'enfance comme un univers béni, à protéger, est une hypocrisie. Son fils lui a prouvé que les enfants ne sont pas naturellement des êtres innocents, mais avant tout des individus, dont certains peuvent être foncièrement mauvais, évoluant dans un milieu qui conditionne dès leur plus jeune âge leurs rapports aux autres.
Ce regard acéré et critique qu'elle porte sur une société américaine hyper protectrice, mais dans laquelle le pire est toujours susceptible d'arriver, est un des points communs qu'elle partage avec Kevin.
Le témoignage d'Eva est difficile à entendre. Je ne remets pas en doute sa sincérité, mais je me demande encore quelle est la part de réalité dans le regard qu'elle porte sur son fils. Pourquoi Kevin a-t-il assassiné ses camarades ? La malfaisance est-elle innée, ou la conséquence de l'association de divers paramètres contextuels -affectifs, sociaux, familiaux- ? Est-elle une combinaison de ces deux éléments, l'inné et l'acquis ?
Le roman de Lionel Shriver ne répond pas à ces questions.
Il vous hante et vous bouscule, imprime en vous la voix de son héroïne, qui ne me lâchera pas de sitôt...
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