Le Désert de l'amour
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Un soir à Paris, dans un bar de la rue Duphot, apparaît, accompagnée de son mari, Maria Cross. Raymond Courrèges n’en croit pas ses yeux, il a si longtemps rêvé de cette rencontre pour pouvoir assouvir sa vengeance envers cette femme qui l’a humilié, presque vingt ans auparavant... La présence de Maria, qui ostensiblement l’ignore, fait naître des images qu’il n’a pas envie de contempler mais qu’il ne peut que subir. Au fil des souvenirs ainsi convoqués, nous découvrons les événements à l’origine du ressentiment haineux de Raymond.
C’est l’époque de sa jeunesse bordelaise. Fils et petit-fils de médecin, son goût trop prononcé pour les plaisirs à satisfaction immédiate l’a détourné de toute velléité de carrière. Il aime dominer ses camarades, auprès desquels il passe pour un sale type, de ceux qui cachent des photos de femmes dans leur portefeuille et fréquentent les baraques à catins de la fête foraine. Il prend des airs arrogants et cyniques pour éreinter le milieu enseignant et le monde des adultes en général.
Il n’est pas vraiment plus apprécié chez lui qu’au collège. Sa sœur aînée -qui le surnomme "la plaie de la famille"- et sa mère le jugent comme un incapable et son père surmené, comme indifférent à tout ce qui se passe dans un foyer où il est peu présent, ne sait comment créer de liens avec ce fils au cœur hérissé de défenses.
La réalité intérieure de Raymond est en inadéquation avec cette image d’assurance effrontée et de tombeur de filles qu’il renvoie. Victime de l’opinion désastreuse que les autres ont de lui, il a fini par y croire lui-même, et donc par l’entretenir. Il est beau mais se trouve laid, et s’applique donc à ne pas prendre soin de son apparence. Convaincu de ne pouvoir susciter que le dégoût, il éprouve pour son corps, qu’il voudrait cacher, une honte profonde.
Tout va changer avec l’attention que lui porte une femme. Cette femme prend chaque jour de la semaine le même tram que lui, de retour du cimetière où elle s’est rendue sur la tombe de son fils. Cette proximité quotidienne avec son enfant mort explique-t-elle ce besoin de s’attacher à un enfant vivant ? Toujours est-il qu’elle décèle dans le collégien négligé qu’est Raymond un être neuf, et que s’instaure entre eux un échange d’abord silencieux. Le jeune homme, sous l’effet de cette contemplation, se transforme, se convainc qu’il n’est peut-être pas un monstre, puisqu’il détient le pouvoir de capter le regard d’une femme, il sort de son état d’écolier sordide, se préoccupe de son apparence.
Il a dix-sept ans. Elle en a vingt-sept. Elle, c’est Maria Cross, ce que Raymond n’apprend que lorsqu’ils finissent par se parler. Quelle stupéfaction alors ! Voici donc cette femme dont on n’évoque dans son milieu le nom qu’à voix basse parce qu’on lui prête une mauvaise vie… chez les Courrèges, son évocation suscite des dissensions entre son père, dont elle est la patiente et qui contredit cette réputation injustifiée, et sa mère, qui refuse d’entendre parler de cette gourgandine irrémédiablement perdue.
"Le désert de l’amour" est le roman des souffrances et des désillusions qu’engendre le décalage entre attentes et réalité, entre l’image que l’on s’est construit d’un autre et la confrontation, qui la contredit, avec son altérité.
Raymond projette sur Maria -qui n’aime pas le sexe- les excitants fantasmes que l’on associe aux "mauvaises femmes", quand Maria s’induit elle-même en erreur quant à la candeur et à la pureté adolescente du jeune homme, malentendus qui conduisent inévitablement au conflit. Et toutes les histoires d’amour évoquées ici par François Mauriac sont ainsi vouées à l’échec. Courrèges père, secrètement épris de Maria, n’obtient en retour qu’une estime platonique et vaguement ennuyée. L’épouse du docteur, qui s’est résignée à s’assécher, a fini par accepter l’indifférence de cet homme qu’elle imagine dépourvu de toute passion.
Il sourd une grande tristesse de ce texte où il semble impossible d’être aimé de ceux que l’on aime, ou de l’être pour ce que l’on est vraiment.
Et il ne faut compter sur aucune compensation au sein du cercle familial. Dans la grande demeure des Courrèges où cohabitent, en plus de Raymond et ses parents, la grand-mère, et le couple formé par sa sœur et son beau-frère, l’essentiel des échanges se résument à d’acrimonieuses querelles domestiques, comme si à vivre ainsi les uns contre les autres, on perdait le goût de s’apprécier et de se confier, tout en acquérant celui de surprendre les secrets des autres.
Quant à Maria Cross, prisonnière de l’absence de perspectives qui la condamne, en tant que femme sans famille ni formation, à se faire entretenir par un homme qui la répugne, elle est seule, rejetée à la fois par ses pairs qui ne comprennent pas son désintérêt pour la vie sociale et par les milieux bourgeois où elle ne saurait avoir sa place.
J’ai une fois encore été complètement conquise par l’écriture de François Mauriac, d’un classicisme peut-être parfois désuet, mais dont la précision et la richesse embarquent et convainquent. Comme toujours avec cet auteur, les pensées torturantes des personnages, leurs obsessions et leurs motivations sont décrites avec une finesse qui révèle un connaisseur de la psychologie humaine et des mécanismes -émotionnels et sociaux- qui déterminent les relations entre individus. La structure narrative enfin, faite d’épisodes qui s’enchâssent de manière concentrique, mêlant à la fois passés et présent, mais aussi le point de vue de divers protagonistes, entretient une forme de suspense tout en dynamisant le récit.
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