Yanomami, l'esprit de la forêt
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Anthropologue, Bruce Albert travaille aux côtés des Yanomami depuis 1975. C’est dans ce cadre qu’il a rencontré à la fin des années 70 Claudia Andujar, photographe emblématique de ces autochtones du Brésil. Fascinés par cette ethnie et bouleversés par les projets de développement de la dictature militaire qui faisaient peser une menace sur leur survie, ils ont lancé une campagne internationale de soutien aux droits territoriaux des Yanomami.
Cela s’est notamment concrétisé par une rencontre entre chamans Yanomami et un ensemble d’artistes internationaux puis une exposition, financée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain. A l’encontre d’une approche documentaire ou humanitaire, le propos est de mettre la pensée chamanique sur un pied d’égalité, en construisant à travers divers supports artistiques -films, peintures, photos..- un dispositif de correspondances et de résonances esthétiques, et de permettre aux Yamonani d’être partie prenante de leur mise en exposition, de les faire accéder à une reconnaissance internationale pour tenter de contrebalancer un rapport de force local très défavorable face aux grands éleveurs et aux chercheurs d’or.
C’est également sous l’égide de la Fondation Cartier qu’a été réalisé l’ouvrage "Yanomami, l’esprit de la forêt". Il regroupe des dialogues d'une vingtaine d'années entre Yanomami et artistes ou scientifiques, des dessins, des photos…
La forêt amazonienne est habitée depuis au moins 11000 ans par une mosaïque complexe de peuples amérindiens, qui aujourd’hui encore, malgré la décimation et la spoliation, sont au nombre de quatre cent, parlant environ deux-cent quarante langues différentes. Les Yanomami sont un de ces peuples. Ils ont connu au XIXème siècle une forte croissance démographique grâce à l’acquisition d’outils mécaniques et de nouveaux cultigènes, et une expansion territoriale favorisée par la disparition des ethnies circonvoisines. Ils ont alors connu une dynamique de scission et de migration de groupes locaux à partir d’un territoire d’origine situé dans la chaîne montagneuse de la Serra Parima, entre le Brésil et le Venezuela, les nécessités de leur subsistance leur imposant mobilité et polyvalence. Face aux tentatives de sédentarisation forcée impulsées par le gouvernement brésilien à partir des années 70, ils se sont efforcés de subvertir et de retourner en leur faveur la rhétorique des droits identitaires et territoriaux imposés par l’Etat, tout en rappelant la place modeste et provisoire que doivent occuper les humains et leurs activités dans la "terre-forêt". Davi Kopenawa, chaman dont nous retrouvons dans "Yanomami, l’esprit de la forêt", de nombreux textes, est un exemple de cette résistance, qui a permis d’obtenir la démarcation et l’homologation d’un large territoire d’un seul tenant.
Ce n’est pas pour autant que les Yanomami sont tirés d’affaire. La forêt qu’ils habitent fait toujours face à de nombreuses menaces : expansion des terres agricoles, orpaillage clandestin -on estime à 25000 le nombre de chercheurs d’or présents dans la région- et exploitations minières, qui dévastent la terre et déboisent, empoisonnent les rivières en y répandant boue et mercure.
A l’encontre des motivations avides et entropiques qui motivent le saccage de leur territoire, les Yanomami opposent une spiritualité basée sur la conscience profonde non seulement que la forêt est vivante, mais aussi que son existence, et sa beauté même, sont pourvus de sens : les esprits qui protègent les yanomami et leurs habitations y vivent ; les animaux qui y vivent sont des humains transformés en gibier aux temps des origines. Eux-mêmes ne se considèrent ainsi que comme des éléments de l’écosystème que représente la forêt, convaincus que les espèces animales avec lesquelles ils cohabitent sont tout autant dotées de subjectivité et de sociabilité, et ne se distinguent de la gent humaine que par leurs corporalités et leurs vocalités. Ils attribuent par ailleurs aux végétaux une sensibilité qui aurait sans doute à une époque prêtée à rire, mais que viennent conforter les recherches actuelles sur la biologie des plantes et l’admission d’une neurobiologie végétale.
Cette humilité face au reste du vivant, qui s’accompagne d’une conscience aigüe de la fugacité de l’existence humaine face à une forêt millénaire et se régénérant sans cesse, les amène naturellement à vivre dans le respect de la logique biologique qu’impose la préservation de son équilibre. Les cultures se font dans un intérêt commun à l’homme et à la nature, la surexploitation est exclue, la nature est régulièrement livrée à elle-même pour se régénérer. Ils entretiennent par ailleurs avec les "non-humains" un commerce direct ou à travers les médiations chamaniques, entre autres à l’aide d’une langue et d’une cosmologie imprégnés des sons d’origine animale qui les entourent en permanence, instaurant un dialogue constant, lors des parties de chasse ou de collecte par exemple, avec ces voix.
D’une manière générale, leurs expériences et leurs observations des relations écologiques fondamentales à l’œuvre au sein de la forêt tropicale, occultées jusqu’alors par notre narcissisme anthropocentré, se révèlent, au-delà de leur aspect symbolique, des réalités scientifiques (comme leur prescience que la forêt est à l’origine des précipitations et non l’inverse, comme tendent à le montrer de nouvelles versions scientifiques sur la formation des nuages et le cycle de l’eau). Elles traduisent un bon sens et une ouverture d’esprit que l’homme blanc, pris par sa folie consumériste et son besoin de domination, a oublié depuis longtemps.
Mais pour combien de temps encore les Yanomami pourront-ils conserver leur mode de vie, leur culture et leur sagesse ? En butte à l’hostilité du "peuple de la marchandise", qui pour assurer un mode de vie basé sur la vitesse et les machines dévaste leur territoire et les contamine avec ses maladies, mais aussi à l’arrogance des missionnaires et autres prêcheurs qui continuent de vouloir les convertir à leurs dogmes, ils sont confrontés non seulement au risque de la perte de leurs habitats, mais aussi au danger que les voix des esprits perdent de leur force dans la pensée des jeunes, ce dont se tourmente parfois, la nuit, Davi Kopenawa.
Environ 400 millions de personnes -autochtones et autres communautés locales- vivent aujourd’hui dans des espaces forestiers dont dépendent leur subsistance et leur mode de vie. Leur territoire couvre jusqu’à 80% des forêts primaires du globe, gardiennes d’une part considérable des derniers écosystèmes forestiers mondiaux encore intacts ou partiellement préservés. Elles représentent un tiers des forêts existantes, foyers de socio diversité, de biodiversité et de régulation climatique d’une importance vitale pour la planète.
Les Yanomami dont certains, très impliqués dans leur sauvegarde, s’instruisent pour se défendre et propager leur culture à l’extérieur comme au sein de leur propre communauté, constituent par conséquent un des peuples dont il devient de plus en plus important d’écouter la voix et de prendre en compte les savoirs. Une voix qui fait entendre que la préservation de la forêt et de la vie sur la planète passe d’abord par un renoncement à notre concept utilitariste d’une nature séparée de l’humanité et dont il faudrait se rendre maîtres et possesseurs.
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