Stasiland
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l’avis des lecteurs
Hiver 1996. Anna Funder, jeune australienne, travaille à Berlin pour une chaîne de télévision où elle répond au courrier des téléspectateurs. C’est à la lecture de certaines de leurs lettres qu’elle décide d’enquêter sur une sombre période de l’histoire allemande, plus précisément sur ce pays qui n’existe plus depuis seulement 35 ans : la République Démocratique Allemande (RDA). Elle passe une annonce pour recueillir des témoignages, visite certains lieux emblématiques de l’ex-Allemagne de l’Est (ses prisons, son parlement…). Elle nous entraîne dans des ambiances grisâtres, des endroits caractérisés par une austérité triste et vieillotte que symbolise le lino marron que l’on retrouve dans la plupart des édifices est-allemands. Son but est de "donner une perspective sur un monde perdu et différentes formes de courage qu’il a engendrées".
Comment passe-t-on de la volonté de bâtir un monde meilleur sur les cendres du passé nazi à l’organisation de l’Etat "le plus étroitement surveillé de tous les temps" ?
Car évoquer la RDA, c’est inévitablement évoquer la Stasi, son service d'espionnage et de répression, pilier central du pouvoir d’Etat, à la fois épée et bouclier d’un régime communiste qui sans elle et la menace des chars soviétiques volant à son secours en cas de besoin, n’avait aucune chance de survivre.
Il suffit de citer quelques chiffres pour réaliser l’ampleur de sa domination : la Stasi, c’était 97 000 employés pour 17 millions d’habitants et plus de 173 000 indicateurs disséminés dans la population (ce qui représente une personne sur 63 contre, à titre de comparaison, une sur 2000 pour la Gestapo, ou une sur 5830 pour le KGB), proportion qui permettait une infiltration totale du domaine public mais aussi de la sphère privée (écoles, usines, cafés, immeubles, médias…). Elle interceptait chaque jour des dizaines de milliers de coups de téléphone, ouvrait des centaines de courriers, avait placé des micros dans de multiples établissements pour espionner diplomates, dirigeants d'hôpitaux, d’universités ou de centres sportifs d’élite…
En quarante ans d’existence, elle a ainsi constitué une somme d’archives monumentale, équivalant à celles de toute l’Allemagne depuis le Moyen-Age.
La propagande entretenait le dogme et sa mythologie : l’amélioration de l’homme grâce au communisme, la désignation des Allemands de l’ouest comme seuls responsables du nazisme, l’absence de toute délinquance et de toute perversion au sein de l’Etat est-allemand.
Les moyens mis en œuvre -harcèlement, contrôle, surveillance…- pour atteindre son objectif (tout savoir sur tout le monde), ont anéanti toute possibilité de vie privée. L’absurdité de certaines pratiques dignes d’un mauvais film d’espionnage prêterait à sourire, si le contexte n’était pas si terrible. Je pense notamment à ces guides d’utilisation de langage codé précisant la signification d’un grattage de nez ou d’un nouage de lacet, ou de ces bocaux censés contenir des échantillons d’odeurs identifiant les individus surveillés…
Tout ce qui n’allait pas dans le sens d’une adhésion et d’une soumission totales au régime et à ses valeurs était considéré comme un acte de sédition et puni comme tel, au moyen de pressions et de menaces, d’emprisonnements et de tortures (surtout psychologiques), mais aussi de la suppression de toute perspective d’emploi ou, pour les plus jeunes, de poursuite d’études.
L’enquête d’Anna Funder, en s’appuyant sur de nombreux témoignages de victimes et d’anciens agents de la Stasi, compose un échantillon représentatif d’un contexte à peine imaginable, qui se pare d’une dimension cauchemardesque. Elle donne à voir, de manière concrète, les vies brisées et empêchées, les résistances et les refus de collaborer, mais aussi les rouages qui ont permis le fonctionnement et le maintien du système, de l’employé zélé qui agissait par sens aigu du respect de la loi ou dans la droite ligne d’une éducation marquée par la propagande du régime, aux idéologues qui même après la chute du mur, n’ont pas renoncé à leurs convictions, et revendiquent ce que les Allemands qualifient d’Ostalgie.
Certains récits sont très émouvants, suscitent la tristesse autant qu’ils forcent l’admiration, comme celui de ce musicien interdit de jouer, qui a résisté par le rire et le refus de tout compromis, ou encore ceux de ces femmes qui malgré les risques encourus et les vexations subies, n’ont jamais renoncé à lutter, telle Miriam, devenue ennemie de l’état à 16 ans suite à une tentative d’évasion, qui a cherché des années durant à faire la lumière sur les circonstances de la mort, en prison, de son fiancé Charlie ou Frau Paul, dont le bébé très malade, avait été hospitalisé à l’ouest….
Le recul de la dizaine d’années écoulée depuis la chute du mur lui permet par ailleurs d’analyser le positionnement des Allemands par rapport à cette période récente de leur Histoire. Un positionnement ambivalent, oscillant entre volonté de réparation et déni.
Les manifestations des citoyens ex allemands permis en 1990 l’ouverture et la consultation des dossiers personnels les concernant. Et un groupe de femmes puzzle a été constitué, à Nuremberg, pour reconstituer les tonnes d’archives déchirées par les membres de la Stasi à la fin de son règne. Mais elles le font à la main -c’est donc une mission impossible-, parce qu’il revient trop cher de le faire par ordinateur. Et on hésite entre détruire ou transformer en mémorial certains lieux emblématiques de la RDA. Quant aux anciens membres de la Stasi, loin d’être poursuivis, ils continuent pour la plupart d’occuper d’éminentes fonctions.
Un tabou entoure tout ce qui a trait à l’ex-Allemagne de l’Est, dont l’histoire est mise sous verre. Le besoin de justice et de reconnaissance des victimes de la Stasi est ainsi déniée, et la difficulté à réconcilier les deux types d’allemands qui en quarante ans se sont constitués, occultée.
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