Le voyant d'Étampes
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Tout dépend du point de vue depuis lequel on se place : on pourrait dire de Jean Roscoff qu’à 65 ans, il est un jeune retraité ou un vieil aigri. Son attitude aurait tendance à faire pencher la balance vers la deuxième option.
Divorcé -et malheureux de l’être-, Jean Roscoff vit seul. Devenu ventripotent, il boit beaucoup trop, et subit une vessie capricieuse. Ex universitaire talentueux mais raté, il est, en somme, une promesse non tenue. Il est par ailleurs englué dans une nostalgie qui l’incite à l’auto-apitoiement et aux ressassements de ses échecs, dont il tente de se réconforter en évoquant à l’envi ses années de militantisme actif auprès de SOS Racisme, brandissant avec une fierté devenue pathétique le slogan scandé lors des manifestations pour l’égalité -"nous sommes tous des enfants d’immigrés"-.
En deux mots, Jean est dépassé.
Jeanne, la petite amie de sa fille Léonie, ne loupe pas une occasion de le lui faire sentir. Forte de ses idées bien nettes et d’une volonté de fer, elle est sans pitié, crispée sur la défense des minorités et le rejet du mâle blanc dominant. Face à l'intransigeance de la jeune femme, Jean s'efforce d'être conciliant : il veut absolument éviter toute peine à la douce et joyeuse Léonie, et de briser son rêve d'harmonie entre les êtres.
Il décide de reprendre un vieux projet, celui de la biographie de Robert Willow, obscur poète américain et communiste engagé qui s’exila à Paris pour fuir le Maccarthysme. Il y fréquenta les cercles germanopratins avant de délaisser l’agitation parisienne pour s’isoler à Etampes, où il écrivit de la poésie médiévale. Il ne fut publié qu’après sa mort brutale, en 1960, dans un accident de voiture, avant de tomber dans l’oubli le plus total.
Paru dans une petite maison d’éditions spécialisée, la biographie de Robert Willow aurait dû rester un ouvrage méconnu, pour initiés. Or, elle est bientôt à l’origine d’une polémique enflammée, qui met son auteur sur le devant de la scène. Car selon ses détracteurs, Jean a commis une impardonnable erreur en occultant un élément crucial de la personnalité de Robert Willow : sa couleur de peau. Le voilà accusé d’appropriation culturelle, et en butte à un véritable déchainement de haine sur les réseaux sociaux. Rapidement, la situation devient incontrôlable.
En évoquant la fracture générationnelle qui oppose son personnage à ses adversaires, Abel Quentin met en évidence l’évolution des mécanismes à l’œuvre dans l’engagement idéologique.
Celui de Jean est effectivement d’une autre époque et d’un certain milieu -favorisé- où, pour être dans la marche du progrès, il était de bon ton de se démarquer de son héritage bourgeois. Ses idéaux, sans doute sincères, étaient aussi le moyen d’assouvir un besoin d’appartenance et de s’assurer, au sein d’un microcosme plaisamment homogène, un certain confort intellectuel. Il vient d’un temps où l’on croyait qu’affirmer l’égalité entre les hommes suffisait en partie à résoudre le problème de la discrimination. Les adeptes du wokisme qui l’affrontent analysent la société sous le prisme des processus de hiérarchisation et d’oppression qui déterminent les identités, ainsi essentialisées à la seule caractéristique qui leur vaut leur positionnement sur l’échelle sociale. Le dominé est sommé de se victimiser et les dominants, systématiquement renvoyés à leur avantageuse situation, n’ont plus qu’à se taire et à culpabiliser. C’est ainsi que Jean Roscoff devient le symbole d’un patriarcat blanc qu’il faut immoler.
Si Abel Quentin souligne les excès des différentes parties en jeu, il ne tombe jamais dans la simplification et accorde à leurs arguments respectifs une légitimité qui donne à son analyse acuité et consistance, tout en lui permettant de mettre en évidence les dangers de la dictature du politiquement correct, du refus de la nuance et de l’hystérisation qui préside aux débats sur les réseaux sociaux.
Pour autant, "Le voyant d’Etampes" n’est pas un récit qui se prend au sérieux. L’humour y est même omniprésent, porté par un ton tantôt enjoué, tantôt sarcastique voire cinglant.
Un roman aussi drôle qu’intelligent, qui fait un bien fou !
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