15 juin 2024

RSL : Quand lire devient un jeu : les challenges littéraires numériques participatifs

Article de Mathilde Oster

Un article du monde du livre écrit par Mathilde Oster en 2022 sur un sujet qui prend depuis quelques années de l’ampleur, qui trouve son public avec des challenges de lecture qui s’adaptent aux évolutions du web en passant des blogs littéraires aux réseaux sociaux du livre.

Un article qui explique ce qu’est un challenge numérique participatif, les différentes typologies existantes mais qui pose également la question des phénomènes de bingreading, de surconsommation du livre de l’uniformisation.

Début de l’article :

« Vous ne savez plus quel livre choisir parmi les rayonnages de votre bibliothèque ou librairie préférée ? Vous en avez assez de lire tout le temps la même chose et souhaiteriez diversifier vos lectures ? Ou tout simplement lire plus ? Peut-être est-il temps de vous lancer quelques défis et de conjuguer la littérature aux réseaux sociaux !

Le curieux qui évolue sur la bookosphère  en vient forcément à remarquer la récurrence des challenges qui la parsèment et reviennent cycliquement, marquant des temps forts dans la vie littéraire des communautés numériques. Que nous disent ces challenges des nouvelles pratiques de lecture ?

 

Un challenge numérique participatif, c’est quoi ?

Comme son nom l’indique, un challenge littéraire numérique est un défi littéraire qui se lance et se déroule intégralement sur la bookosphère. La chercheuse Fabienne Soldini 2 le décrit comme :

« un jeu lectoral doté d’un objectif précis à atteindre dans un temps donné, variable de quelques semaines à plusieurs années, la majorité allant néanmoins de deux mois à un an. Pour concrétiser cet objectif le lecteur doit obéir à un ensemble plus ou moins important de contraintes lectorales qui établissent de manière précise les critères de choix des livres à lire. »

Il en existe différents types de jeux, mais nous nous intéresserons ici exclusivement aux challenges participatifs, c’est-à-dire, ceux qui incluent toute la communauté numérique : des organisateur·ices aux simples internautes. La possibilité est offerte à chacun·e de s’investir dans le challenge, et ce à différentes échelles : on peut participer de son côté, en suivant de plus ou moins loin l’actualité, mais également s’inscrire sur les groupes de conversation rassemblant les participant·es – forum, groupes Facebook, fils Discord –, partager ses notes de lecture, se prendre au jeu des événements qui rythment le challenge – live, swaps, lectures communes, etc.

Ces challenges présentent la caractéristique de pouvoir se déployer sur toutes les plateformes hébergeant des propositions littéraires, au contraire d’autres formules de la bookosphère – comme par exemple, certains types de vidéo réalisés par les booktubeur·ses, telles que le Bookshelves Tour ou le Book Tower challenge Ils s’adaptent aux évolutions du web et passent ainsi des blogs littéraires aux réseaux sociaux littéraires. Un réseau social littéraire (RSL) est un site collectif et participatif, créé dans le but de créer des interactions entre les lecteur·ices. Il comporte généralement une banque de données participative répertoriant des livres et un forum. Filiale d’Amazon, le plus grand RSL au niveau international est sans conteste Goodread ; à l’échelle nationale, on peut citer Babelio, Booknode et Livraddict mais aussi YouTube avec ses BookTubers, Facebook, ou encore plus récemment, Instagram et TikTok, Twitch ou encore Discord. L’année 2022 est particulièrement riche puisqu’elle a vu la création du premier site internet francophone dédié entièrement à un challenge, le Challenge SFFF, qui compte déjà près de 700 participants.

Notons qu’un même challenge ne se cantonne pas à sa plateforme de lancement : au contraire, plusieurs vont se combiner afin de proposer l’expérience la plus complète à ses participant·es et d’en fédérer le plus possible, profitant ainsi des avantages et des spécificités de chaque réseau social. Le Pumpkin Autumn Challenge, challenge BookTube le plus populaire de ces deux dernières années , en est l’exemple parfait. Il se déroule tant sur YouTube, lieu où les Booktubeur·ses répondent au challenge et tiennent leurs abonné·es au courant de leur avancée, que sur Facebook ou Instagram, où les participant·es se rassemblent sur un groupe privé, pour partager leurs lectures via par exemple le #PAC, ou encore sur Twitch, plateforme sur laquelle la créatrice du challenge propose des rendez-vous réguliers.

 

Petite typologie des challenges numériques

 

Pour se construire, les challenges s’appuient sur la validation de diverses contraintes, choisies par les organisateur·ices et qui relèvent de critères purement littéraires (la nationalité de l’auteur·ice, les thèmes abordés dans le livre, le genre du livre), paratextuels (la couleur du livre, les mots du titre, leur nombre ou leur disposition, les initiales de l’auteur·ice, les illustrations de couverture), ou quantitatifs (nombre de pages, nombre d’heures de lecture).

Leur durée varie de quelques semaines à plusieurs mois, voire plusieurs années ; certains sont saisonniers et reviennent cycliquement. Leurs buts peuvent être multiples : lire plus, diversifier les thématiques de ses lectures, découvrir de nouveaux genres, de nouveaux·elles auteur·ices, accompagner l’arrivée d’une saison ou d’un événement. Les challenges autour des fêtes comme Noël et Halloween sont très prisés, mais également ceux qui célèbrent des dates plus engagées. A ce titre, on peut citer l’exemple de la journée des droits de la femme du 8 mars qui donne naissance au challenge BookTube Mars au féminin.

Puisqu’il s’agit de rendre la lecture ludique et collective, les modèles des challenges sont souvent les jeux de société. Les créateur·ices revisitent des classiques, tels que le Scrabble ou le Monopoly. En voici quelques exemples :

  • Le challenge annuel de la blogueuse Mademoiselle Farfalle s’inspire du Loto et propose 60 contraintes à valider sur l’année afin « de faire des découvertes et de sortir un peu de sa zone de confort »
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  • Les Challenges ABC, nombreux sur les RSL, reprennent le principe du Petit Bac. Par exemple, pour le Challenge ABC, Littérature de l’imaginaire de Livraddict, il s’agit de lire sur l’année de la littérature de l’imaginaire tout en validant chaque lettre de l’alphabet grâce au nom de famille de l’écrivain·e. L’intérêt du défi réside dans la recherche d’auteur·ices aux noms commençant par des lettres plus rares (U, W, X, Y, Z).
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  • La plateforme Booknode sort, à l’occasion du premier confinement, des grilles de Bingo à remplir de manière individuelle (24 grilles) ou collective (26 grilles). Chaque grille propose d’explorer un genre littéraire particulier ou une thématique – les saisons, les animaux, les couleurs, etc

On compte également des challenges plutôt inspirés de l’univers du sport, en particulier de la course, dont les principes premiers sont la performance et le dépassement de soi. Les Readathon, des marathons de lecture, sont nombreux et prennent des formes variées, supposant de lire un maximum sur un temps donné : 24 heures, un week-end, une semaine ou autres. Sur la blogosphère française, les Week-end à 1000 créés par Lili Bouquine sont particulièrement populaires depuis 2013. Il s’agit, comme leur nom l’indique, de lire mille pages en l’espace d’un week-end (de vendredi 19 heures à dimanche minuit). Autre exemple, le challenge BookTube Fais vriller ta PAL (Pile A Lire), qui met au défi ses participant·es de lire un livre de moins de 200 pages par jour, sur tout le mois de février.

Enfin, une troisième catégorie de challenges, plus complexes, sont l’occasion pour leurs créateur·ices de travailler leur imagination en étant les plus inventif·ves possibles : combinaison de divers systèmes de comptages de points ou de validation, création de visuels, d’histoires. Ceux-ci peuvent se baser sur le modèle du jeu de rôle : les participant·es incarnent alors un personnage et doivent suivre un parcours plus ou moins précis pour valider le challenge. Ils sont nombreux à se dérouler dans l’univers d’Harry Potter, comme le Challenge des 4 maisons sur BookTube, ou la Coupe des 4 maisons sur Livraddict. Ils suivent un fil rouge commun, résumé ainsi par la booktubeuse Le Zozie :

« Le principe est très simple : vous choisissez une maison de Poudlard pour laquelle pour voulez vous battre, et vous vous battez en lisant des livres ! Parce que lire des livres fait gagner des points à ta maison. »

Les challenges BookTube appartiennent pour la plupart d’entre eux, à cette dernière catégorie. Il faut nous attarder un peu sur ces derniers puisqu’ils sont aujourd’hui ceux qui fédèrent le plus grand nombre de participant·es – plusieurs centaines à plusieurs milliers suivant le challenge. Presque tous saisonniers, ils viennent rythmer le calendrier de la bookosphère. Certains, comme le Pumpkin Autumn Challenge et le Cold Winter Challenge sont devenus, avec le temps, de véritables institutions. Ils s’uniformisent sur une même grille de construction et sont découpés en thèmes principaux, généralement quatre, appelés menus, eux-mêmes subdivisés en sous-catégories. A chaque sous-catégorie correspond des mots-clefs dont l’interprétation est laissée à l’internaute, l’idée étant de lire un livre ou plus par sous-catégorie.

Le challenge numérique au cœur des phénomènes de bingereading et de surconsommation ?

Comme toute pratique, celle du challenge littéraire numérique à ses détracteurs. Parmi les premiers points de critique qui viennent à l’esprit, l’uniformisation que celui-ci peut engendrer. C’est le cas, en particulier, des challenges saisonniers. Effectivement, si l’on suit attentivement le calendrier de la bookosphère, il faudrait lire :

en hiver, des romans enneigés, de préférence écrits par des auteur·ices russes, canadien·nes ou nordiques, qui se déroulent dans de grands espaces sauvages.

au printemps, des livres féministes en mars, puis des écrits verdoyants parlant de nature et de renouveau, avec une préférence pour la littérature japonaise – reliée dans l’imaginaire collectif aux cerisiers en fleurs.

en été, des romans où la chaleur est torride, où le soleil tape, qu’ils se passent dans le désert ou à la plage, avec les « sudistes » en auteur·ices phares, Italien·nes, Espagnol·es, Grec·ques et autres.

en automne, des livres qui font frissonner, dans lesquels l’ambiance est à la pluie, et où les monstres et la mort ne sont pas loin.

En second lieu, il faut relever la pression et la compétition que supposent les challenges. Certains proposent à l’issu, un podium, le maître mot étant de récupérer le plus de points et donc, de lire le plus possible. C’est le cas par exemple, du Challenge SFFF qui donne un classement mensuel de tous ses participant·es – il se déroule sur toute l’année 2022, avec de nouveaux thèmes et contraintes spécifiques chaque mois. Ils participent de la mise en place d’une hiérarchisation et d’une standardisation de ce qu’est un·e bon·ne lecteur·ice, à savoir quelqu’un·e lisant beaucoup, et ce, qu’importe le type d’œuvre lue.

Il est vrai que ces questions de concurrence et de rentabilité peuvent pousser les lecteur·ices engagé·es dans des challenges numériques à enchaîner presque mécaniquement les livres, sans prendre le temps du repos nécessaire à la digestion d’une lecture. Les challenges viendraient donc encourager le phénomène de bingereading, « lecture compulsive », par ailleurs déjà amplifié par les réseaux sociaux, avec le concept de PAL (Pile à Lire) ou les innombrables Bookhaul 9 des booktubeur·ses. Ils interrogent sur la valeur donnée à la lecture, le livre devenant un objet de divertissement et de surconsommation comme un autre – le fait que certaines sous-catégories du Pumpkin Autumn Challenge et du Cold Winter Challenge puissent être validées par le visionnage de films ou de séries plutôt que par une lecture vient indirectement confirmer cette analyse.

Le challenge numérique, un moyen de dépoussiérer l’acte de lecture ?

Une abondance d’offre suppose une forte demande : lorsque l’on se penche sur les challenges numérique, on est surpris par leur nombre, toujours croissant, et par leur capacité à se déporter sur les nouvelles plateformes numériques au fur et à mesure de l’arrivée de celles-ci. Rien que sur Livraddict, on peut comptabiliser près de 103 challenges seulement pour l’année 2022. Quant aux influenceur·ses (blogeur·ses, booktubeur·ses, bookstagrameur·ses, etc), la création d’un challenge qui leur est propre ou la participation aux challenges de leurs paires, est une manière de cristalliser leur communauté autour d’un événement, de renforcer leurs liens avec cette dernière mais également avec les autres influenceur·ses.

Le challenge devient donc un outil de sociabilisation et vient tirer l’acte de lecture de sa solitude. A l’image des clubs de lecture, le web 2.0, contrairement à une idée reçue qui voudrait que le numérique prenne la place de la lecture, joue plutôt ici un rôle d’appui. Numérique et littérature deviennent complémentaires. Il permet même d’amener aux livres un jeune public, en parlant la même langue que celui-ci : celle des réseaux sociaux. On note d’ailleurs que les participant·es des challenges se situent généralement dans une tranche d’âge oscillant entre 15 à 35 ans.

En guise de conclusion, soulignons qu’aujourd’hui certains de ces défis littéraires s’ancrent durablement dans les pratiques littéraires de tout un lectorat – en particulier les plus anciens, comme le Cold Winter Challenge qui célèbre ses 10 ans en 2022. Ainsi, certain·es participant·es, devenu·es entre temps parents, le proposent à leurs enfants et font de ces challenges une tradition familiale. Sortie de son contexte numérique, le challenge s’applique In Real Life.

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