Imaginaire cyberpunk - 2
De Akira à Cyberpunk 2077.
Contrairement au cyberpunk occidental, ancré dans la science-fiction New Wave, le cyberpunk japonais puise ses origines dans la culture musicale underground, notamment la sous-culture punk des années 1970. Le réalisateur Sogo Ishii introduit cette rébellion anarchique dans le cinéma japonais avec des films comme Panic High School (1978) et Crazy Thunder Road (1980), qui incarnent l'esprit punk. Crazy Thunder Road en particulier, avec son esthétique de gang de motards, ouvre la voie à l'univers d'Akira.
Akira, manga culte de Katsuhiro Otomo, a profondément marqué l’imaginaire cyberpunk, tant au Japon qu'à l'international, surtout après son adaptation en film d'animation en 1988. Cette œuvre présente un futur dystopique où la technologie précipite l'effondrement de l'humanité plutôt que de la sauver. Publié entre 1982 et 1990, Akira se déroule dans Néo-Tokyo, mégalopole futuriste construite après une catastrophe nucléaire. L’histoire suit Kaneda, chef d’un gang de motards, et Tetsuo, son ami, qui développe des pouvoirs psychiques après un accident. Dans cet univers, des humains dotés de capacités surpuissantes deviennent incontrôlables, soulevant la question : sont-ils encore vraiment humains ?
Ghost in the Shell (1989), le manga de Masamune Shirow, est sans doute l'une des œuvres les plus emblématiques du genre cyberpunk. Situé dans un futur proche où les êtres humains sont connectés à des réseaux et où les corps cybernétiques sont monnaie courante, Ghost in the Shell aborde des thèmes centraux du genre tels que l'identité, la conscience et la relation complexe entre l'homme et la machine. L’histoire suit Motoko Kusanagi, un cyborg membre de la Section 9, une unité anti-cybercriminalité, qui se questionne sur la nature de son existence. L'œuvre de Shirow propose une réflexion profonde sur ce qui constitue l'âme humaine ("ghost" en anglais), dans un monde où la frontière entre l'humain et la machine devient de plus en plus floue. Ce questionnement sur l'identité est amplifié dans l'adaptation animée de 1995, réalisée par Mamoru Oshii, qui met en scène un univers technologique oppressant, où la surveillance de masse et l'omniscience des réseaux sont omniprésents. Ce manga et son adaptation en anime incarnent parfaitement la fusion entre la tradition philosophique japonaise (avec des thèmes bouddhistes sur le vide et l’éveil) et les préoccupations cyberpunks sur l’avenir de l’humanité dans un monde dominé par la technologie.
Des chefs-d’œuvre comme Le Samouraï virtuel (1992) de Neal Stephenson poussent encore plus loin l’interaction entre l’homme et la machine. Dans la Réalité de l'Amérique ultra-violente de demain, Hiro Protagoniste n'est qu'un livreur de pizzas pour CosaNostra. Mais dans le Métavers, il est reconnu comme le dernier des hackeurs indépendants et le plus grand sabreur de tous les temps. Avec L’Âge de diamant (1995), Stephenson poursuit cette évolution du genre. Bien que classé dans le "post-cyberpunk", ce roman, entre William Gibson et Jules Verne, conserve de nombreuses caractéristiques du genre originel. Il se déroule dans un monde où la nanotechnologie règne et permet des possibilités quasi infinies, sur fond de Chine rétrofuturiste divisée entre réseaux neuronaux, rebelles néo-confucéens et comptoirs occidentaux. Des lectures incontestablement jubilatoires.
"Greg Egan publie son premier roman de science-fiction en 1992 sous le titre Quarantine ("Isolation" dans sa traduction française). Quarantine est un roman cyberpunk, mais Egan y ajoute un twist quantique. Le développement de la SF eganienne se fait dans un premier temps essentiellement à travers les nouvelles qu’il publie dans le magazine Interzone. Greg Egan est avant tout un moraliste. Ses préoccupations sont la science et son éthique, en tant que sujet, et les conséquences des nouvelles technologies sur l’humain et son identité. Un parfait exemple est le roman La Cité des permutants (1994) qui, à partir d’une thématique cyberpunk, la numérisation des consciences, pousse la logique à son terme et examine la notion même de conscience et d’identité." L'épaule d'Orion, in : « SF post-eganienne »… de quoi parle-t-on ? - Publié le 27 octobre 2022
"L’enfance attribuée de David Marusek (1995) est un texte incroyable, mêlant de façon magistrale une vision des promesses des technologies futures (nanotech, IA, génétique, téléprésence par holographie, etc.) et surtout de leurs (dystopiques) conséquences sociales. Il montre le délitement du lien social quand la majorité des rencontres se font par holos interposés ou quand les IA ou les clones sont plus humains que les congénères du héros ; celui de l’instinct paternel/maternel quand il doit être renforcé par des médicaments ; celui de la société quand il y a des « immortels » et des humains de base (le fait de condamner les premiers au statut des seconds étant d’ailleurs une sentence pour les criminels ou les gens contaminés par les pestes nanotech) ; celui des libertés individuelles, y compris celle, fondamentale, de concevoir à volonté, quand le gouvernement se fait totalitaire et son contrôle absolu, particulièrement face à celui qui n’entre pas dans la norme sociale ou sanitaire ou celle qui conçoit illégalement. Et un texte où le sense of wonder (un mariage auquel six millions de personnes assistent au premier rang dans l’église) côtoie l’horreur la plus absolue (la signification exacte du terme retro-conception). Bref, voilà un court roman visionnaire." APOPHIS - Première parution : 1/10/2019 - Bifrost 96 - Mise en ligne le : 13/11/2023
Dans Blame! (1997), Killee parcourt la Mégastructure à la recherche d'un terminal génétique. Enquêteur, il travaille indirectement pour un bureau gouvernemental de la Résosphère. Au cours de son périple, Killee rencontre Shibo, une scientifique qui propose de l’accompagner. Ensemble, ils doivent affronter des Silicates ainsi que des Sauvegardes, des créatures étranges engagées dans une guerre où il n'y a ni pitié ni prisonniers. Particulièrement remarquable pour son absence quasi-totale de dialogue et sa narration visuelle minimaliste, Blame! est un manga cyberpunk majeur de Tsutomu Nihei, qui pulse une atmosphère de solitude et de désespoir dans un monde où les machines ont pris le dessus. Les décors monumentaux et labyrinthiques, l’absence de vie humaine normale et l'omniprésence de technologies incontrôlées incarnent parfaitement l’esthétique cyberpunk. Ici, le monde est devenu une machine sans âme, et les personnages y sont des insectes errants, symbolisant une humanité au bord de l'extinction. Ce manga illustre à quel point la vision cyberpunk peut être poussée à l'extrême dans une perspective quasi nihiliste.
En 2014, dans une atmosphère post-millénariste, Babylon Babies (1999) de Maurice G. Dantec raconte l'histoire de Toorop, un mercenaire chargé d'escorter Marie Zorn, une femme schizophrène, de l'Asie centrale jusqu'à Montréal. Derrière cette mission apparemment simple se cache une intrigue complexe : Marie Zorn porte l’embryon du genre post-humain, fusion de l’ADN humain et de la neuromatrice créée dans Les racines du mal. Le récit, mêlant polar et SF, relate les dérives de la société contemporaine, de la cyberculture aux biotechnologies, tout en anticipant une humanité nouvelle. Dantec dresse un tableau chaotique de notre monde, où la technologie et la schizophrénie redéfinissent la nature humaine. Son adaptation cinématographique, Babylon A.D., a cependant déçu, ne parvenant pas à traduire la richesse de ce roman ambitieux.
The Matrix (1999), à l'inverse, a largement contribué à populariser l'imagerie cyberpunk. Dans un futur proche, un hacker déclare la guerre à une dictature d’un nouveau genre : la Matrice. C’est LE film qui a redistribué les cartes du cinéma d’action, pot-pourri de mangas (Ghost in the Shell), jeux vidéo et kung-fu... une synthèse réussit de très nombreuses influences. Ce foisonnement de références sera d'ailleurs l'arme principale des détracteurs du film, reprochant aux sœurs Wachowsky d'avoir copié à tire-larigot et de n'avoir finalement aucune créativité. Mais qui aurait la prétention d'avoir réalisé une œuvre originale sans avoir été influencé par quoi que ce soit ?...
Le roman Altered Carbon (2002) de Richard Morgan revisite également le cyberpunk en intégrant le transfert de conscience. Dans ce monde futuriste, les corps sont interchangeables, ce qui exacerbe les inégalités entre ceux qui peuvent se permettre de "changer" de corps et ceux qui ne le peuvent pas. Une fois de plus, la question de l’identité humaine face aux progrès technologiques est au cœur du récit. Nous sommes au 26ème siècle, et l'humanité s'est répandue à travers la galaxie. Le Protectorat des Nations unies maintient une poigne de fer sur les nouveaux mondes, avec l'aide de ses troupes d'élite : les Corps diplomatiques. L'ex-Diplo Takeshi Kovacs avait déjà été tué, avant ; mais sa dernière mort en date a été particulièrement brutale. Injecté à travers des années-lumière, il est réenveloppé dans un corps à San Francisco, sur la Vieille Terre, à la demande d'un riche magnat qui souhaite élucider sa propre mort. La police a conclu à un suicide. Mais pourquoi se serait-il suicidé alors qu'il sauvegardait son esprit tous les jours, certain de revenir parmi les vivants ?
Injustement méconnu, A Scanner Darkly de Richard Linklater, sorti en 2006 et adapté du roman Substance Mort (1977) de Philip K. Dick, est une œuvre singulière. Le film aborde des thèmes typiquement cyberpunks tels que la perte d'identité, la surveillance, la paranoïa, le contrôle des individus par des forces extérieures et l'aliénation face à la technologie. L'intrigue suit un policier infiltré enquêtant sur une drogue dévastatrice qui réduit les humains à l'état de coquilles vides. Grâce à la rotoscopie, l'animation du film brouille les frontières entre réalité et illusion, plongeant le spectateur dans un état d’incertitude visuelle, reflet parfait du sentiment d’aliénation propre au cyberpunk.
Les années 2010 ont vu une résurgence du cyberpunk, avec Blade Runner 2049 (2017) et la série TV adaptée du livre Altered Carbon (2018), qui interrogent les nouvelles formes de contrôle technologique, d’immortalité digitale et d’exploitation des corps. Cette période coïncide également avec l'essor des mégadonnées (big data), des algorithmes prédictifs et des réseaux de surveillance omniprésents, renforçant la pertinence des thèmes cyberpunks.
Avec Cyberland (2017) de Li-Cam, recueil composé de trois nouvelles, l'immersion est totale. "Dans un proche avenir, un scientifique fait une découverte qui bouleverse l'Internet tel que nous le connaissons. Internet a évolué vers une infosphère qui permet maintenant aux utilisateurs de s'immerger complètement dans un univers virtuel baptisé Cyberland. Cette révolution amène des bouleversements à l'échelle planétaire et au pouvoir un parti politique digne de 1984 ou V pour Vendetta : le Diktrans. Réflexe de défense typique de l'humanité devant l'inconnu. A partir de là, tous les utilisateurs de Cyberland, ainsi que les moindres contestataires de ce nouveau régime seront pourchassés, arrêtés puis enfermés dans la prison Asulon créée spécifiquement pour eux et totalement coupée de Cyberland." (3)
Adapté du manga Gunnm (1991) de Yukito Kishiro, le film Alita : Battle Angel (2019) nous transporte au 26ème siècle, dans un futur où les humains cohabitent avec des droïdes. Dès le début, on découvre un monde où une grande partie de la population arbore des bras ou des jambes robotiques, dans un milieu de ghettos violents et incertains. Loin de l'environnement japonais du manga, l'intrigue se déroule dans une ville (Iron City) non sans rappeler les favelas brésiliennes avec une ambiance chaude et latine. C'est un univers de même type que celui du film Elysium, où une partie de la population demeure sur une planète Terre abîmée et dévastée suite à un événement planétaire grave ; l’autre cohabite dans une cité aérienne high-tech et baptisée Zalem. Alita, une cyborg retrouvée dans un dépotoir par le docteur Ido, se réveille sans aucun souvenir de son passé. Hébergée par ce médecin bienveillant, elle découvre peu à peu qu’elle possède des capacités de combat hors du commun, héritage d’un passé mystérieux que les autorités corrompues d’Iron City cherchent à contrôler.
Conclusion
"Le cyberpunk américain a joué un rôle important dans la littérature de science-fiction : il a permis de la dépoussiérer des thèmes rebattus du space opera, d’explorer certains aspects des nouvelles technologies, de tracer la limite entre comportements déviants et acceptables, de rendre encore plus poreuse la frontière entre l’homme et la machine, de dépasser les approches dualistes réel-virtuel." (4)
Aujourd'hui, le mouvement cyberpunk est omniprésent, non seulement dans la littérature et le cinéma, dans les animes sur Netflix, mais aussi dans les jeux vidéo, où il trouve un nouveau souffle créatif. Bien plus qu’un simple genre, il est devenu un véritable mouvement artistique, adopté par de nombreux créateurs dans le monde. Son attrait réside dans les grandes libertés qu'il offre, notamment en littérature, tandis que des jeux vidéo comme Cyberpunk 2077, vendus à plus de 25 millions d'unités, ont fortement contribué à populariser cette esthétique.
Inspiré du jeu de rôle sur table Cyberpunk 2020, Cyberpunk 2077 plonge le joueur dans la mégapole de Night City, au cœur de l'État libre de Californie. Cette cité tentaculaire, où les mégacorporations dictent leur loi, incarne un avenir où la cybernétique s'immisce dans chaque recoin de l'existence. Le cyberespace, véritable "Nouvelle Frontière", s'affirme comme un territoire à conquérir, à contrôler, mais aussi à rêver. L'indépendance croissante des robots humanoïdes suscite de nombreuses questions et amplifie les tensions entre technologie et humanité.
Dans la réalité, le monde initialement libertaire de l'informatique est devenu l'arme secrète des grandes puissances, engagées dans une guerre cyber-économique invisible. Des armées d’informaticiens opèrent dans l’ombre pour exploiter des failles, créer des virus et frapper discrètement, que ce soit pour dérober des informations stratégiques ou semer le chaos dans les infrastructures. Parallèlement, alors que l'engouement pour l'IA générative s'affaiblit, le secteur technologique a déjà trouvé sa nouvelle obsession : les robots humanoïdes, bien sûr équipés d'IA, qui promettent de transformer le monde du travail. Cela s'inscrit dans la quête des employeurs pour réaliser leur rêve le plus ancien : réduire la masse salariale.
Nous n'avons pas encore épuisé les richesses de l'archipel des rêves et des cauchemars du cyberpunk.
Cet article a été rédigé par l'équipe du blog "Inventer l'avenir" et repris sur notre site avec leur aimable autorisation.
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