Le livre de l'intranquillité
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l’avis des lecteurs
"Le livre de l'intranquillité" est un ouvrage inclassable. Tel qu'il nous est présenté, c'est un assemblage de fragments, la compilation de textes retrouvés dans une malle après la mort de leur auteur, où ils ont été regroupés en quelque sorte par thèmes, en fonction de similitudes dans leur contenu. Sous-titré "autobiographie sans événements", il est celle de Bernardo Soares, l'un des hétéronymes de Fernando Pessoa, qui y livre une suite de réflexions sur sa conception de la manière dont il convient d'appréhender l'existence. Une parenthèse s'impose ici, pour vous préciser que Fernando Pessoa, auteur portugais du début du XXème siècle, signa la plupart de ses œuvres du nom de personnages issus de son imagination, sortes d'alter ego qu'il dota non seulement de personnalités -et de biographies- propres, mais aussi d'une oeuvre originale, leur conférant une dimension presque réelle. Chacun était-il le reflet d'un aspect de la personnalité de l'auteur, l'addition de tous ces écrivains fictifs composant une mosaïque représentative de la multiplicité, de la complexité de l'individu qu'était Fernando Pessoa ?
Bernardo Soares, à la différence des autres hétéronymes de l'auteur, n'a ni date de naissance, ni date de décès. Il reste, parmi les soixante écrivains nés de l'imagination de Pessoa, celui qui fut considéré comme le plus proche de son créateur. Ce « double » de papier, modeste employé de bureau à la vie insignifiante est l'auteur de quelques textes en prose, et il est surtout celui de ce "Livre de l'intranquillité", resté inachevé.
Résumer un tel ouvrage est par conséquent impossible... tout comme le lire de manière linéaire, ou d'une traite (ainsi que je l'ai fait) n'est pas recommandé, car la récurrence des réflexions qui parsèment ces fragments écrits sur une vingtaine d'années, peut provoquer un sentiment de saturation. Le mieux est de l'ouvrir au hasard, de se laisser emporter par la beauté du texte, dont chaque paragraphe vous offre des pépites métaphoriques, des trésors de poésie... de savourer le jeu auquel Fernando Pessoa se livre avec la langue, utilisant s'il l'estime nécessaire des néologismes, pour exprimer son propos avec une minutieuse justesse.
"Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner, jusqu'à l'arrivée de la diligence de l'abîme".
Ce que j'en retiens en premier lieu, c'est à la fois le sentiment de désespérance, d'intense mal-être, qui en émane, et la précision douloureuse avec laquelle le narrateur s'y livre à l'introspection.
Il nous entraîne au fil d'une intériorité bouillonnante, prônant tout au long de l'ouvrage le choix du renoncement comme mode de vie, par l'adoption d'une posture contemplative permettant de jouir de l'esthétique d'une vie rêvée plutôt que vécue. Car en privilégiant l'action, l'homme se serait "endormi", aurait perdu toute conscience de lui-même. Il oppose ainsi à multiples reprises le prosaïsme de ce que l'on nomme réalité, la morne banalité du quotidien, à la grandeur de l'imagination, et revendique la légitimité des hypothèses, supérieure à celle d'un réel décevant et insignifiant. Ramenant l'homme à la vanité de sa condition, si l'on considère celle-ci sur l'échelle de ce qui est communément jugé "important" et source de réussite par la communauté (la gloire, la richesse), il revendique à l'inverse l'importance cruciale pour l'individu de cultiver sa nature d'être unique et multiforme en se consacrant à sa vie intérieure, qui permet de mieux se connaître.
L'être est ainsi tout autant les vies qu'il rêve, le passé qu'il s'invente, les personnages qu'il imagine, et ses voyages immobiles, que ce qu'il expérimente dans le monde concret. Le rêve, mieux que la pensée -car penser, c'est encore agir- est un moyen de sublimer sa vie et son environnement, de renoncer à toute action stérile et à toute implication dans le monde. L'Histoire, les faits, ont donc pour lui une importance relative. Les empires, les révolutions, les idéaux, sont futiles et périssables, contrairement au pouvoir de l'imaginaire. L'amour, même, est vain, car l'on n'aime jamais vraiment... ce qu'on aime, c'est l'idée que l'on se fait de l'autre.
Bernardo se présente comme une sorte d'agnostique, dénué de toute foi non seulement envers quelque Dieu mais envers l'humanité dans son ensemble. Libre de toute croyance, il explore son intériorité, ses sensations, comme "de vastes terres inconnues". Sa perception du monde fluctue ainsi au gré de ce qu'il rêve ou imagine. On comprend pourquoi son autobiographie est qualifiée de "sans événements", puisque, au lieu d'être la transcription de faits, elle est le reflet, à la fois très précis et très imagé, de ces sensations.
Cette attitude d'auto-contemplation le rend comme inapte à la vie en société, le dote d'une sorte d'incapacité à communiquer avec autrui. Car si l'intensité avec laquelle cet homme, se penchant sur lui-même, s'acharne à creuser ses sensations en quête d'une vérité insaisissable comme s'il voulait explorer son essence profonde, est remarquable, il subit aussi la solitude qui en résulte. Pris dans le tourment permanent que provoque cet effort pour se définir, il se ferme au monde puisqu'il le considère comme étant essentiellement à l'intérieur de nous : par la perception que avons de notre environnement, nous le transformons en une réalité qui est nôtre, unique et non partageable.
Et puis il faut dire que Bernardo/Fernando montre peu d'estime pour ses semblables en proie à de mesquines et pragmatiques ambitions. Il admet d'ailleurs ne pas supporter les interactions trop fortes avec les autres, pour ne rien dire des éventuelles liens de dépendance qui peuvent unir les êtres.
De plus, cette apologie du rêve, de l'examen introspectif de ses sensations, s'accompagne de tâtonnements, et d'un découragement qui confine parfois à la dépression.
"Mon incapacité à vivre, je l'ai qualifiée de génie, et ma lâcheté, de raffinement (...). Mais je n'ai pu ni me duper moi-même, ni (...) ma conscience de ma propre duperie".
L'état d'esprit du narrateur oscille entre cet idéal individuel et son incapacité à l'atteindre, auxquels s'ajoute la douleur, malgré tout, que provoque la solitude liée à son insociabilité. Il exprime ainsi de manière sporadique un ennui existentiel insondable, et un douloureux mélange de lucidité et de mélancolie.
"Ma vie a préavorté, car même rêvée, elle ne semble offrir aucun attrait".
D'ailleurs, le laps de temps qui sépare le début du terme de la rédaction de ces fragments, en nous faisant constater certaines contradictions (somme toute naturelles car reflet de la fluctuation de la pensée, de l'évolution de l'être) nous permet de mesurer la difficulté pour le héros à appliquer la philosophie d’existence qu'il professe. Se retirer -psychologiquement parlant- du monde s'avère bien difficile... le besoin de reconnaissance, d'une certaine renommée artistique, se fraient parfois un chemin jusqu'à sa conscience.
Vu de l'extérieur, Bernardo peut passer pour un misanthrope qui à force de vivre d'ombres inspirées de lui-même, a anesthésié sa capacité à considérer l'autre, et qui pense son existence sans la vivre, les raisons profondes de ce "retrait" restant difficiles à définir. Est-il vraiment sincère avec lui-même lorsqu'il prétend que la vraie vie est celle qu'on rêve, car elle est dénuée de limites, de contraintes temporelles, matérielles, morales ? Ne s'agit-il pas d'un subterfuge complexe, par lequel Bernardo, en réalité terrifié à l'idée de vivre, s'auto-persuade qu'il est sur la voie supérieure par laquelle l'homme accédant à une véritable connaissance de lui-même, se réalisera enfin pleinement ?
Je réalise avoir été bien bavarde... mais j'aurais beau en parler pendant des heures, il restera très difficile de vous faire appréhender la richesse, la force et la beauté d'un texte que, vous l'aurez compris, je vous recommande absolument !
J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Moglug et je l'en remercie, cela m'a permis de sortir de mes étagères ce titre qui y dormait depuis des lustres, parce qu'il m'effrayait un peu.
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