Inyenzi ou les Cafards
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Scholastique Mukasonga revient sur son enfance et sa jeunesse rwandaises. Son témoignage met en évidence les mécanismes de haine et de stigmatisation annonciateurs du génocide de 1994, qui fut précédé de plus de trente ans de persécutions.
Les premiers pogromes contre les Tutsis commencent dès 1959. Le père de Scholastique est alors secrétaire comptable du sous-chef de la province de Butare. Il n’est pas, comme certains imaginent les Tutsi, un aristocrate possesseur de grands troupeaux, mais il sait lire et écrire. L’auteure a quatre ans lorsque sa famille, avec beaucoup d’autres, est déportée vers le Bugesera, savane quasi-inhabitée, peu fertile et infestée par les mouches tsé-tsé. Portés par l’espoir d’un prochain retour chez eux, les exilés organisent leur survie dans cette brousse. Ils souffrent de la faim, couchent sur de la paille criblée de parasites. Même se procurer de l’eau est difficile : contrairement au reste du Rwanda, la région est très sèche. Par ailleurs contraints de cultiver du café pour le compte de compagnies belges, ils doivent lui sacrifier leurs propres plantations.
En 1962, le Rwanda devient indépendant. Suite à des élections truquées, et avec la bénédiction des belges et de l’église catholique, s’instaure ce que l’ONU désignera comme "la dictature raciale d’un seul parti". La répression envers les tutsi s’intensifie, des milliers d’entre eux sont massacrés, plus de 150 000 autres fui dans les pays voisins. Ceux qui restent sont réduits à l’état de parias. Surnommés les Inyenzi (les Cafards), ils subissent au moindre prétexte arrestations arbitraires (qui équivalent souvent à un arrêt de mort) et expéditions punitives, la hiérarchie catholique et les instances internationales préférant dénoncer le terrorisme Tutsi plutôt que les violences dont ils sont victimes.
Un nouvel exil emmène la famille Mukasonga à Gitagata, où l’on dit les récoltes meilleures. C’est là que les parents de Scholastique passeront le reste de leur vie, et seront tués. En attendant, le père se démène pour que ses enfants puissent poursuivre des études. Bien que préférant les travaux des champs et de la maison, Scholastique va donc à l’école, empruntant des sentiers détournés pour éviter les patrouilles de militaires à la gâchette facile qui laissent parfois des cadavres dans les fossés, à la vue des enfants. Elle y apprend l’histoire occidentalisée d’une Afrique caricaturale qu’elle ne reconnait pas. En 1968, elle est reçue, contre toute attente (les quotas ethniques étant rarement respectés), au concours pour accéder au secondaire. Elle intègre un lycée catholique où son statut de Tutsi la condamne à la solitude, à l’humiliation et au rejet.
Elle doit d’avoir échappé au génocide au fait que ses parents les choisissent, son frère aîné André et elle, pour survivre. Nous ne sommes qu’en 1973, mais la famille comprend qu’elle est en danger. Scholastique est envoyée au Burundi y poursuivre ses études d’assistante sociale.
"Il fallait bien que quelques-uns survivent, gardent la mémoire, que la famille, ailleurs, puisse continuer".
Elle voit ses parents pour la dernière fois, sans le savoir, en 1986. Elle est alors mariée à un Français, a deux enfants, et ne vit plus au Rwanda.
Au-delà du témoignage, déjà précieux, sur les prémisses du massacre à venir, notamment permis par l’aveuglement international, "Inyenzi ou les Cafards" est aussi celui d’une survivante qui s’est donnée pour mission de porter la mémoire non seulement de ses morts (elle a perdu dans le génocide 37 membres de sa famille) mais aussi de tous les autres. Il s’agit de recevoir en dépôt leur mémoire, pour qu’ils ne disparaissent pas tout à fait, pour contrer l’entreprise d’annihilation dont ils ont été victimes.
L’écriture de "Inyenzi ou les Cafards" a fait suite à son premier retour au Rwanda après le génocide, en 2004. Il lui a fallu dix ans pour trouver le courage d’effectuer ce voyage, d’y trouver les lieux où sont morts ses proches, d’interroger, de tenter de reconstituer, parmi les bribes échappées de la chappe de silence et du déni euphémisant qui fait désigner les millions de morts comme les "événements malheureux", les circonstances de leur fin.
Le récit est d’une grande sobriété, et l’on comprend aisément le choix d’une narration un peu distanciée : l’horreur des faits est suffisamment éloquente, et l’auteure a probablement souhaité mettre en retrait sa propre douleur, infime, écrit-elle, par rapport à celle qu’ont subi les morts de 1994.
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