Une rétrospective
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l’avis des lecteurs
Séjournant à Barcelone pour y participer à une rétrospective de son œuvre, le réalisateur colombien Sergio Cabrera apprend la mort de son père Fausto. Alors sexagénaire, le cinéaste traverse une période difficile. Il souffre notamment de la séparation que lui a imposée sa femme, qui espère qu’il affrontera ainsi la dépression qui le rend, depuis de longs mois, amorphe. L’annonce du décès paternel réveille en Sergio des souvenirs occultés, des images désagréables. Fausto, dont il a conscience d’être un disciple, a pourtant eu une grande importance dans sa vie, et son fantôme plane sur chacun de ses films, où il apparaît même parfois en chair et en os. Il décide de ne pas se rendre aux obsèques, d’autant plus que ce séjour à Barcelone est l’occasion de rencontrer son fils aîné, qu’il voit rarement.
La forte personnalité de ce père, figure célèbre du monde du théâtre, de la télévision ou même du cinéma, et l’emprise qu’elle lui octroyait sur son entourage, expliquent sans doute les sentiments ambivalents de Sergio. Fausto, barcelonais d’origine, a connu l'exil, alors adolescent, pour fuir la guerre d’Espagne et le danger qui menaçait son père et surtout son oncle Felipe, héros républicain auquel il a toujours voué une immense admiration. Installé en Colombie avec sa famille, porté par une force de travail et une détermination hors du commun, il a rapidement fait son chemin dans le domaine du théâtre puis de la télévision, et s’est très tôt rapproché des milieux communistes révolutionnaires.
Avec Luz Elena, son épouse, femme d’extraction bourgeoise mais partageant ses convictions gauchistes, ils ont deux enfants, Sergio et Marianella. Très tôt, les choix politiques et idéologiques de leur père influent très fortement sur leur vie. Ce dernier est d’une intégrité sans faille, refusant toute compromission, ne renonçant jamais à ses principes. Il initie aussi Sergio à la carrière artistique, l’emmenant très jeune sur les plateaux télé, lui faisant parfois même interpréter un rôle au sein de ses pièces.
La situation se dégradant en Colombie, Fausto profite d’une proposition des autorités chinoises pour déménager avec sa famille à Pékin. Dans le cadre de sa politique révolutionnaire, le gouvernement de Mao Zedong est à la recherche de professeurs de langues étrangères, pour comprendre le reste du monde et y faire circuler sa propagande et son message. C’est l’époque du Grand Bond en avant, des efforts et des sacrifices insensés ayant épuisé une population encore meurtrie par les effets d’une des famines les plus meurtrières de son histoire. Mais la Chine est aussi le terreau d’expérimentation d’une nouvelle forme de socialisme qui prend ses distances avec l’Union Soviétique de Staline, se réclamant de marxisme-léninisme.
La relation de ces événements met en évidence l’influence de ce père aussi charismatique qu’intransigeant sur le parcours de ses deux enfants, précocement imbibés de culture socialiste, dont il a toujours exigé une rectitude et une force morales fondées sur un engagement allant au-delà de la seule adhésion à la cause. C’est ainsi que lorsque le couple Cabrera rentre en Colombie, Sergio et Marianella sont laissés en Chine, afin d’y parfaire leur éducation révolutionnaire. Et il se conforment au credo paternel, orientant leur vie et choisissant leurs relations selon leurs convictions politiques, rejetant tout ce qui émane de la classe bourgeoise, malgré les signes de plus en plus évidents démontrant que le régime du président Mao est une dictature.
Ils n’ont pas encore la vingtaine que les enfants Cabrera, guerilleros formés au combat, s’engagent dans la lutte clandestine aux côtés des insurgés Colombiens.
Le récit, passionnant, se laisse peu à peu envahir par la mélancolie. Après l’aveuglement de l’endoctrinement, vient le doute, non pas tant sur la légitimité de la révolution que sur la violence meurtrière perpétrée en son nom, sur l’égarement et la folie auxquels elle peut conduire.
En parallèle de la rétrospective qui rend hommage à son œuvre, Sergio en déroule ainsi une autre, celle de sa jeunesse, à l’intention de son fils Raul. C’est une manière de faire le deuil, non pas tant de son père que de l’emprise qu’il a eue sur lui, puis du ressentiment qu’il en a éprouvé. Le deuil, aussi, d’un temps qui semble désormais bien loin, celui d’idéologies où l’on s’investissait corps et âme, porté par la conviction d’avoir le pouvoir de diminuer la souffrance du monde et de rendre l’homme meilleur. Il semble n’en rester que la désillusion que provoque inévitablement la confrontation entre la pureté de l’idéal et les travers de ses apôtres.
C’est peu dire que Juan Gabriel Vásquez a été inspiré en choisissant comme figure centrale de son roman cet homme dont la vie est digne d’une fiction. "Une rétrospective" est dense, palpitant, et très intelligemment construit.
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