Une saison de machettes
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l’avis des lecteurs
Jean Hatzfeld est journaliste.
Une première expérience à Beyrouth détermine sa vocation de correspondant de guerre. Pendant vingt-deux ans, il traverse ainsi de nombreux conflits, dont ceux du Moyen-Orient, d'Afrique et de Yougoslavie. Reporter au Rwanda peu après le génocide, saisi par l'échec collectif des journalistes face à l'événement et leur incapacité à affronter l'effacement des rescapés, il suspend son activité au sein de sa rédaction quatre années plus tard pour séjourner près de marais et travailler avec des rescapés Tutsis originaires de Nyamata, un village de la région du Bugesera. Il tente de créer un univers du génocide où emmener le lecteur, par une autre littérature. Il s'attache, non pas à comprendre, ni à enquêter, mais à construire et monter les récits de ceux qui ont traversé cette expérience de l'extermination. Il poursuit son travail avec un groupe de Hutus ayant participé au génocide sur les mêmes collines, dans le pénitencier de Rilima. De ces entretiens naîtra en 2003 "Une Saison de machettes".*
Le génocide des Tutsis est commis dans le cadre d'une guerre civile opposant le gouvernement rwandais Hutu au Front patriotique rwandais (FPR), essentiellement « Tutsi ». C'est un événement en particulier qui déclenche les massacres préconisés par les autorités : le 6 avril 1994, les présidents rwandais et burundais trouvent la mort dans leur avion abattu par un missile. D'une durée de cent jours, ce fut le génocide le plus rapide de l'histoire. L'ONU estime qu'environ 800 000 Rwandais, en majorité Tutsis, ont perdu la vie au cours des trois mois pendant lesquels il se déroula.*
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Jean Hatzfeld a recueilli les témoignages d'une bande de copains de la commune de Nyamata, qui se fréquentaient bien avant les massacres, et qu'il visite à la prison de Rimala, où ils ont été incarcérés. Pour la plupart simples cultivateurs (mais le groupe compte aussi un instituteur, un prêtre et un médecin), ils ont participé avec assiduité à la tuerie qui, entre le le 11 avril et le 14 mai 1994 aboutit, pour leur seule commune, à la mort de 50 000 Tutsis, méthodiquement "coupés" à la machette tous les jours de la semaine, de 9h30 à 16h, par ceux qui furent parfois leurs voisins ou des connaissances. La veille du massacre, Tutsis et Hutus chantaient ensemble des cantiques à l'église....
L'auteur entrecoupe la transcription de la parole des meurtriers par de courts chapitres qui nous éclairent sur certains éléments du contexte politique, historique et social, au sein duquel cette folie a pu se produire. Ils permettent entre autres de comprendre que la discrimination rwandaise entre Hutus et Tutsis résulte d'un processus historique complexe, alimenté par des rancœurs ancestrales et par un pouvoir colonial qui a dans son intérêt entretenu ces dissensions. Il y souligne également que les blancs présents au Rwanda, casques bleus compris, ont pris la fuite dès les prémisses du génocide, et que le monde occidental en général, en détournant le regard, a conforté les bourreaux dans leur sentiment de puissance et d'impunité.
Cependant, malgré toutes les précisions relatives à l’atmosphère l'ayant précédé, en dépit des explications qui entourent la manière dont il a été programmé et celle dont il s'est déroulé, le génocide demeure ce mystère à caractère irrationnel et -heureusement- exceptionnel. Comment concevoir en effet, et a fortiori comment comprendre, que des individus sans histoire se livrent à cet abattage systématique ?
Se retrancher, comme le font quelques-uns, derrière les respect des consignes, ou plaider la discipline collective, semblent des arguments bien légers... D'ailleurs, les assassins eux-mêmes semblent dépassés par cet événement.
"On s'est retrouvé devant le fait accompli".
Est-ce la raison pour laquelle ils s'expriment avec ce détachement si choquant ? Le déroulement des journées de tueries est présenté comme celui de banales journées de travail, avec leur organisation méthodique, et l'espèce de routine -macabre- qui peu à peu s'installe. Le début des massacres se déroule dans une ambiance bon enfant, conviviale. Les détails pratiques quant à la meilleure façon de "couper" sont livrés avec un prosaïsme glaçant. Jean Hatzfeld écrit lui-même que les témoignages sont déroulés sur un ton monocorde qui le met très mal à l'aise. Il en conclut que l'apparente et étrange insensibilité qui en émane est le résultat d'une réserve vraisemblablement dictée par la prudence ou la perplexité, peut-être aussi par une certaine forme de décence.
Lorsqu'il est question d'évoquer leur "premier tué", certains laissent bien entendre avoir été marqués par le regard de leur victime ou le fait d'avoir assassiné une "maman", mais ils n'en continuent pas moins leur tâche macabre. Pour la rendre plus facile, ils occultent l'humanité des victimes, les éventuels amitiés ou services rendus. Et sauf de très rares exceptions, aucun d'entre eux, parmi les milliers de Hutus que comptaient Nyamata, ne s'est dérobé... quant aux manifestations de pitié, ou à quelque volonté de secourir les victimes, elles se sont comptées sur les doigts d'une main.
Il se produit même pour certains un phénomène d'addiction. Le sentiment d'impunité, la richesse à laquelle permet d'accéder le pillage systématique des biens des victimes, créent une émulation collective, et attisent chez les plus cruels la soif de sang et de possession. Il est même certains pères pour enseigner à leurs enfants comment "couper" en les faisant s'entraîner sur de jeunes Tutsis (c'est plus pratique car ils sont de la même taille, comme le fait remarquer un témoin, avec un inconscient et sinistre cynisme).
Comment cela peut-il advenir ?
Certes, ces hommes ont grandi "gavés de formules, éduqués à l'obéissance absolue, à la haine", écoutant des leçons d'histoire et une propagande radiophonique férocement anti-Tutsis, entourés de proches maniant l'idée de leur élimination avec un humour qu'ils appréciaient.
"On prévoyait des massacres ordinaires, comme ceux que l'on connaissait déjà depuis trente ans".
Mais ces hommes ont aussi fréquenté des Tutsis en toute quiétude, et dans une bonne entente. Ils reconnaissent volontiers que les Tutsis qu'ils connaissaient n'étaient blâmables d'aucun mal, ni d'aucun comportement mauvais, mais rendent pourtant les Tutsis en général fautifs de leurs malheurs, ces derniers étant tout relatifs. Les bourreaux interrogés vivaient aussi bien que leurs voisins et futures victimes, et n'avaient subi aucun traumatisme en lien avec leur communauté.
Quasiment tous évoquent le génocide comme un phénomène impossible à appréhender, qui les aurait emportés à leur insu dans son tourbillon, dont ils auraient en quelque sorte été les instruments... Ils évoquent un "agissement surnaturel de gens bien naturels", ou prétendent "ce n'est plus de l'humain".
Ils le considèrent ainsi avec une sorte de détachement, se désimpliquant de ce phénomène, et leur façon d'envisager le retour à leur vie d'avant est très représentatif de ce rejet de toute responsabilité individuelle.
"La source du génocide est enfouie dans les rancunes, sous l'accumulation de mésintelligences dont nous avons hérité la dernière (...) Nous sommes arrivés à l'âge adulte au pire moment de l'histoire du Rwanda."
"On n'étaient pas seulement devenus des criminels ; on était devenus une espèce féroce dans un monde barbare".
A leur sortie de prison, ils ont tous l'intention de retourner sur leurs terres, estimant, pour certains, que quelques bouteilles de bière et quelques brochettes suffiront à les réconcilier avec les rescapés. De même aucun d'entre eux ne semble éprouver de véritables remords. Lorsqu'ils prient, c'est davantage pour leur salut que pour celui de leurs victimes, auxquelles ils accordent bien peu de pensées, forts d'un égocentrisme qui sidère le journaliste.
Jean Hatzfeld pose ainsi la question sans réponse, de la possibilité du génocide en tant qu'idée, et de la capacité de l'homme à le perpétrer, appuyant à la fois sur ce constat de la banalité du mal (on pense, souvent, à Hannah Arendt, d'ailleurs mentionnée par l'auteur) et sur cette particularité d'un phénomène qui survient sans qu'on puisse vraiment le prévoir, des contextes similaires (dictatures avec "bourrages de crânes" montant les communautés les unes contre les autres) n'aboutissant pas forcément à la même conséquence. Comment en vient-on, comme c'est le cas ici, à massacrer au nom d'une idée de l'autre qu'on nous a inculquée, en occultant ce que l’expérience personnelle nous a enseigné ?
Une lecture difficile, qui m'a laissée atterrée et démunie... je me suis souvent demandé si elle pouvait être considérée comme nécessaire. Je n'ai pas de réponse à cette question. La nausée, le désarroi et l'incompréhension provoquée par la banalité avec laquelle ces hommes "ordinaires" parlent de leurs crimes, ont juste laissé un grand vide en moi.
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