Pleine terre
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l’avis des lecteurs
Le dernier des paysans
S’inspirant d’un dramatique fait divers, Corinne Royer raconte la cavale désespérée d’un paysan écrasé par une administration qui le condamne sans discernement. Un roman âpre et violent, qui vous prend aux tripes.
Il a mûrement réfléchi et n’a pas trouvé d’autre solution que la fuite. Jacques Bonhomme n’en peut plus de cette pression, de ce harcèlement des administrations, de cette violence permanente qui s’exerce sur lui et sur sa ferme. Alors, il prend sa voiture, rejoint une forêt qu’il connaît comme sa poche, détruit son téléphone et part à pied. «Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel: les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place — ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes.»
Même s’il doit vite se rendre compte combien sa fuite tient de l’amateurisme, il n’entend pas laisser les gendarmes mettre la main sur lui. Après avoir erré dans la forêt, il revient vers sa vieille volvo planquée sous une ruine et tente de se reposer un peu, bientôt tiraillé par la faim et la soif, mais surtout assailli par les images des derniers épisodes vécus à la ferme, par les visites de ces fonctionnaires qui ne vont pas s’occuper des causes, creuser un peu les raisons qui ont pu conduire à la mort des vaches. Ignorant tout des drames qui se jouent dans une exploitation qui doit en permanence trouver comment survivre face aux injonctions administratives, à la pression économique et à un climat dont le dérèglement les frappe en priorité. Quand la canicule raréfie l’eau et assèche la terre, les bêtes ne peuvent que souffrir. Et quand l’une d’entre elle meurt, surtout s’il s’agit de l’une de ses préférées, alors c’est bien le paysan qui souffre le plus. C’est à lui qu’il faudrait tendre la main plutôt que de le verbaliser, l’enfoncer, le pousser vers un geste désespéré.
Après avoir constaté l’augmentation constante des suicides d’agriculteurs, Jacques a fini par trouver lui aussi une corde. Mais n’a pas eu le courage de la serrer autour de son cou.
La honte s’est alors ajoutée à la peine, la solitude au constat d’échec.
Durant sa cavale, en se remémorant sa vie, il se rend bien compte qu’il est davantage victime que coupable. Qu’il aurait pu prendre un autre chemin s’il avait rejoint la belle Jade Mercier quand elle est partie pour Mâcon. L’amour de sa vie, qu’il retrouvera après quelques jours de cavale dans des circonstances que je vous laisse découvrir, mais qui renforcera encore ses regrets.
Corinne Royer s’est inspirée d’un fait divers particulièrement dramatique qui a vu des gendarmes abattre Jérôme Laronze, un agriculteur en cavale le 20 mai 2017. Comme Éric Fottorino dans Mohican, elle illustre ainsi les difficultés énormes que rencontrent les paysans qui reprennent les petites exploitations de leurs parents. Jacques Bonhomme est lui aussi un Mohican, «le dernier de la lignée des paysans de la ferme des Combettes». Jacques Bonhomme est lui aussi au cœur d’un drame qui le dépasse. Jacques Bonhomme est lui aussi un homme de bonne volonté qui n’a que l’ambition de faire pour le mieux. Jacques Bonhomme est lui aussi entouré de livres, dernier rempart avant l’abrutissement. Vous l’aurez compris, le roman de Corinne Royer est aussi un gros coup de cœur de cette rentrée.
Un homme part en cavale. Une cavale désespérée et irréfléchie, provoquée par un trop plein d’injustice, de souffrance, d’impuissance.
C’est en même temps un affranchissement, celui d’une servitude à de faux espoirs, à des promesses jamais tenues.
C’est, enfin, un non à un système où il ne trouve plus sa place.
Jacques Bonhomme est paysan. Animé du seul attachement à la terre et aux bêtes, il a été dévasté par une succession d’injonctions administratives ayant conduit à un engrenage aux conséquences dramatiques.
Il a refusé de rentrer dans le moule, d’accepter le diktat et les aberrations d’une agriculture soumises à la loi des industriels imposant la monoculture, la dépendance aux engrais chimiques et toujours plus de productivité.
Il a géré sa ferme et ses vaches avec son bon sens, son savoir, et des objectifs modestes, sans engraisser la grande distribution.
Il a vu autour de lui preuves d’une hécatombe devenue insupportable : son ami Arnaud devenu invalide suite à un suicide raté ou le camarade Paulo, qui lui a réussi son coup, en se noyant dans une cuve à lisier.
Il a subi les lourdeurs administratives, l’obsession d’une traçabilité pas toujours pertinente (la viande vendue au supermarché du coin vient de pays lointains), l’effet pervers des normes qui obligent à des investissements et donc à des emprunts qu’on ne peut rembourser qu’en produisant toujours davantage.
Pris entre les exigences du système et la stigmatisation dont le monde rural, parce que polluant, fait l’objet, il a fini par avoir la conviction d’être devenu un mauvais paysan. Et c’était sans doute aussi l’avis de l’administration, qui l’a pris en faute, condamné à une amende puis à la prison avec sursis. Ça a été la bascule. Le sentiment de honte et de dépossession, l’impossibilité de tenir financièrement… puis un contrôle qui a mal tourné, et Jacques a pris la tangente.
Un coup de tête, se dit-il d’abord, le temps de soigner ses blessures et de tempérer sa colère avant de retourner calmement au front de la bataille (il est porte-parole de la Confédération paysanne). Réfugié dans une forêt qu’il connaît par cœur, et où il sait que les gendarmes ne pourront le retrouver, il redécouvre, de manière aussi éblouie qu’abrupte, presque hallucinée, une nature dans laquelle il s'immerge avec une avidité organique. Il se pénètre des odeurs, des sons, s’enfonce, trébuche, a l’impression de coïncider avec ce qui l’entoure. La faim et le froid bientôt l’affaiblissent, le plongent dans de vagues délires.
Cette proximité retrouvée avec la terre, tantôt union, tantôt confrontation, est évoquée avec autant de minutie que de lyrisme, les sensations décortiquées, et l’imagination qu’elles font naître exhaussée.
S’y insère, du point de vue de Jacques, mais aussi de celui d’autres interlocuteurs qui prennent la parole (certains de ses proches mais pas que), la dénonciation du contexte à l’origine de la détresse paysanne, qui formellement n’échappe pas à un certain didactisme, l’alternance entre expression intime et diatribe antisystème en devenant parfois bancale.
Pour autant, "Pleine terre" est un texte qui souvent prend aux tripes, et qui a le mérite de rendre audible la voix de ceux que l’on entend rarement. Et de savoir que Corinne Royer s’est inspirée de la véritable histoire de Jérôme Laronze, abattu en 2017 par des gendarmes après trois ans d’harcèlement administratif et neuf jours de cavale, rend la lecture d’autant plus atterrante.
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